L’écosocialisme en bataille

À travers deux livres du sociologue John Bellamy Foster et de l’historien Jason W. Moore, ce sont deux conceptions de l’écosocialisme qui sont présentées au lecteur francophone. Elles se croient très éloignées l’une de l’autre, s’accusant mutuellement de reconduire le dualisme homme/nature dénoncé par Marx. Mais elles convergent davantage qu’elles ne le reconnaissent et elles peuvent orienter la pratique vers une destruction du capitalisme.

John Bellamy Foster | Marx écologiste. Trad. de l’anglais par Aurélien Blanchard, Joséphine Gross et Charlotte Nordmann. Amsterdam, 248 p., 12 €
Jason W. Moore | L’écologie-monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale . Trad. de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Préface de Paul Guillibert. Amsterdam, 272 p., 20 €

Nous, lecteurs européens de Marx, avions cru que l’affaire était entendue : l’Allemand en avait fini avec l’opposition homme/nature (ou culture/nature) en établissant que « l’homme est pour l’homme l’existence de la nature et la nature est pour l’homme l’existence de l’homme », selon la formule des Manuscrits de 1844. L’homme n’a pas de rapport avec la nature, pas plus que la nature avec lui, ils sont identiques, cette identité constitue la Réalité. Elle a un nom : praxis. Si l’on traduit cette ontologie en termes historiques, elle indique que, depuis l’apparition des hominidés, il n’y a plus aucun sens à parler de « nature ». Non que les hominidés changent quoi que ce soit à la rotation de la Terre autour du soleil ou aux processus physico-chimiques à l’œuvre dans le vivant, mais avec eux ce sont des « configurateurs de monde » qui surviennent, rendant caduque toute interrogation sur une nature antérieure, primaire. Cette nouvelle catégorie de « monde » engendrée par la praxis, Marx la désigne d’un autre nom : la production. L’homme se produit produisant le monde, de sorte que la nature n’est pas prise dans l’histoire de l’homme, mais elle est « immédiatement » l’histoire humaine. La production-principe (ou origine) est cependant à distinguer de tel ou tel mode de production issu de différentes configurations sociales historiques. 

Suivant cette interprétation – et on ne manquera pas d’objecter qu’il s’agit là d’une interprétation de Marx venant de la phénoménologie (cf. Maurice Merleau-Ponty, Gérard Granel et Michel Henry) et, plus particulièrement, du « dialogue fructueux avec le marxisme » auquel Heidegger invitait la phénoménologie dans sa Lettre sur l’humanisme –, la question écologique (dont la place est « marginale », selon Michael Löwy, dans l’œuvre de Marx) disparaît au profit de celle de l’advenue d’un mode de production qui permette l’autoréalisation de l’humanité, étant bien établi que la critique marxienne offre, malgré tout, matière à une réflexion sur les conséquences écologiques du capitalisme. C’est à ce point que l’écosocialisme américain reprend le travail d’interprétation et tente d’accréditer l’idée d’une évolution dans la pensée de l’auteur du Capital, ouvrant ainsi la voie à une réévaluation du rapport nature/homme chez Marx, dont l’enjeu, outre la restitution authentique de la pensée d’un auteur, va jusqu’à reposer la question de la compréhension et de la nomination de l’époque qui est la nôtre, anthropocène ou capitalocène ?, et des moyens adéquats de lutte contre la destruction de la planète. 

La réédition en poche de Marx écologiste (paru en 2011) nous donne l’occasion de présenter John Bellamy Foster. Notons d’abord que le titre anglais de l’ouvrage paru en 2002 était Marx’s Ecology. L’ouvrage français est le fruit d’un choix éditorial discutable dans la mesure où il ne s’agit pas de la traduction du livre de 2002, mais des chapitres 8 à 11 d’un autre livre de Foster intitulé The Ecological Revolution: Making Peace with the Planet, paru en 2009. Sociologue, rédacteur en chef d’une importante revue socialiste, la Monthly Review fondée à New York en 1949, Foster a été un pionnier de la relecture de Marx en écologiste. Il montre que dans les textes postérieurs à la fin des années 1850, déjà dans les Grundrisse, et notamment dans le livre III du Capital, l’auteur fait intervenir la notion de « métabolisme » (Stoffwechsel, composé de Stoff, matière, et de Wechsel, changement, échange), empruntée à la physiologie et à la biologie du dix-neuvième siècle (processus complexe d’échange et de conversion entre un organisme et son environnement), entre l’homme et la nature – échange assuré par le travail.

S’agit-il là d’une nuance apportée aux affirmations du jeune Marx, d’un retour mesuré d’un certain dualisme homme/nature, du moins d’une distinction rendue nécessaire dans le cadre d’analyses empiriques ? Foster suggère qu’après la lecture de Darwin et l’essor des sciences naturelles, dont l’ampleur n’a été révélée que récemment par la publication des carnets, mais aussi après la fréquentation des œuvres de scientifiques comme le chimiste allemand Justus von Liebig, Marx modifie son point de vue et, sans aller jusqu’au dualisme, commence à évoquer plutôt une coproduction homme/nature médiatisée par la praxis. C’est cette possibilité de forme supérieure, postcapitaliste, « de l’homme socialisé qui règle de manière rationnelle ses échanges organiques avec la nature et les accomplit en dépensant le moins d’énergie possible dans les conditions les plus dignes et les plus conforme à leurs nature humaine » (Capital, livre III), qui est réduite à néant, avec le capitalisme et la naissance de l’agriculture intensive, par une « rupture du métabolisme » (Riss des Stoffwechsels) qui ne permet plus le renouvellement des sols et entraîne l’usage d’engrais chimiques. 

Jason W. Moore, L’Écologie-monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale
John B. Foster, Marx écologiste,
Marx et Engels, par Ludwig Engelhardt (Berlin) © CC-BY-2.0/Jean-Pierre Dalbéra/Flickr

Marx ne peut donc être enfermé dans une sorte de prométhéisme technicien, comme le voudraient certains commentateurs. S’il n’a pas une pleine conscience des problèmes écologiques (le terme même d’écologie apparaîtra en 1866 sous la plume d’un disciple de Darwin, Ernst Haeckel), il donne tous les moyens de comprendre les liens entre logiques du capital, crise écologique et problèmes sociaux. Il fallait, pour Foster, écarter un autre reproche fait à Marx, peut-être plus important dans le contexte actuel des débats, d’appartenir au « paradigme de l’exceptionnalité humaine ». Si la chose était avérée, aux yeux de beaucoup d’écologistes elle achèverait de disqualifier Marx pour crime d’anthropocentrisme. Foster montre qu’il s’agit là d’une reconduction subreptice du dualisme homme/nature, d’une mécompréhension de la nécessaire coévolution entre nature et société, qui entraîne avec elle une grande part de la construction sociale de la « nature ». À l’intérieur cette fois du mouvement écosocialiste, Foster a dû également faire face à des analyses concluant au caractère partiel, voire inutile, des vues écologiques de Marx, dans la mesure où il n’aurait pris en considération que la première contradiction du capitalisme, soit sa propension à créer des crises économiques, sans apercevoir la seconde, la dégradation des conditions de production par l’épuisement des ressources, augmentant les coûts et comprimant les profits. Selon Foster, cette remise en cause interne de la portée de l’écologisme de Marx a, d’une part, divisé le mouvement écosocialiste en rendant indiscernable une « classe » capable de porter le combat, et, d’autre part, révélé chez ses tenants les conséquences d’un certain économisme : l’illusion que la crise des ressources allait mettre à bas le système, alors que celui-ci a déjà largement entamé son adaptation (clé universelle du libéralo-capitalisme) à la nouvelle situation. 

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On pourrait résumer la thèse de Moore en utilisant la paraphrase de la célèbre remarque de Horkheimer sur ceux qui, s’ils n’ont rien à dire sur le capitalisme, ne devraient rien dire non plus sur le fascisme, énoncée par Michael Löwy : ceux qui n’ont rien à dire sur le capitalisme n’ont rien à dire non plus sur l’écologie.

C’est sans doute à ce point de division qu’intervient la réflexion de Jason W. Moore, historien de l’environnement et géographe, disciple d’Immanuel Wallerstein. Il est déjà un peu connu du lecteur français, un de ses livres majeurs ayant été traduit : Le capitalisme dans la toile de la vie. Écologie et accumulation du capital, (L’Asymétrie, 2020). La parution française aujourd’hui de L’écologie-monde résulte du même choix éditorial que pour l’ouvrage de Foster : il ne s’agit pas à proprement parler d’un opus de Moore, mais plutôt d’un montage d’articles entouré d’une introduction et d’une conclusion ad hoc. L’objectif de ce montage est clairement polémique et militant : il faut tordre le coup à la notion d’anthropocène, foncièrement antipolitique, et mettre au jour les désaccords au sein du groupe écosocialiste. Dans les deux cas, Moore semble, d’une certaine façon, réactiver la critique de l’abstraction qui caractérise le débat entre Marx, Feuerbach et l’idéologie allemande post-hégélienne. Le concept d’anthropocène est un exemple parfait de cette abstraction, produit d’un dualisme qu’il qualifie, non sans humour, de « cortésien » (sous Descartes, en vrai Hernán Cortés) : il laisse entendre que ce serait l’humanité en général qui serait la grande responsable de la crise climatique, qui elle-même ne commencerait qu’avec Watt et sa machine à vapeur.

Un des présupposés de l’anthropocène renoue avec le dualisme homme/nature, puisqu’il met l’humanité face à une nature extérieure et étrangère qui compose son environnement (autre notion contestée au passage), alors même qu’en bonne intelligence marxienne il serait plus conforme à la réalité de réaffirmer qu’il s’agit, avec cette « nature »-là, d’une construction historique du capitalisme. On pourrait résumer la thèse de Moore en utilisant la paraphrase de la célèbre remarque de Horkheimer sur ceux qui, s’ils n’ont rien à dire sur le capitalisme, ne devraient rien dire non plus sur le fascisme, énoncée par Michael Löwy : ceux qui n’ont rien à dire sur le capitalisme n’ont rien à dire non plus sur l’écologie. Il se pourrait que, même chez Moore, concernant le dualisme, une ambiguïté demeure. Sous, ou à l’intérieur du capitalisme, comme « nouveau mode d’organisation de la nature, de nouvelles relations entre travail, reproduction et conditions de la vie », se situe « le tissu de la vie » (web of life) qui « opère d’une façon relativement indépendante des humains » et constitue « la vie planétaire en un tissu d’interdépendances à tous les niveaux ». Tout se passe comme si le « web de la vie » était une sorte de matrice laissant apparaître par le jeu des interdépendances des configurations socialo-naturelles différentes selon les époques. Bien que l’approche par l’analyse des « écologies-monde » présente tous les atouts pour préserver Moore du dualisme, plusieurs expressions en attestent : préférer la « géohistoire plutôt que l’histoire géologique », parler en termes « d’intégration des processus géobiologiques et de l’histoire sociale et économique au sein d’un champ de relation », sa pensée paraît osciller sans cesse entre une nature extérieure et une nature prise dans les logiques de la praxis, une « nature historique ». La notion de « tissu de la vie » est-elle suffisante pour pallier les difficultés que Moore perçoit dans celle de métabolisme ? Quoi qu’il en soit, Moore, avec d’autres, éclaire parfaitement les liens qui unissent dans la logique capitaliste l’épuisement des ressources, le sexisme, le colonialisme et l’exploitation du travail précarisé : ces quatre « données », la ressource, la femme (à travers le travail domestique), l’esclave (à travers le colonialisme) et le précaire, étant précisément naturalisées.

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C’est ici, pour conclure, qu’il faut dire un mot de la discussion entre Moore et Foster. Ce dernier apparaît, dans le débat, presque comme le Feuerbach de Marx : un tenant de l’abstraction. Les accusations mutuelles de dualisme et de monisme fusent, alors même que les positions semblent très proches et bien que Foster reproche à Moore de ne pas atteindre le niveau écologique proprement dit, mais d’en rester à la question de la raréfaction des ressources, ouvrant, selon Moore vu par Foster, à l’illusion d’une liquidation progressive du capitalisme. Toute la difficulté est de déplier l’identité homme/nature, énoncée par Marx, extériorisée dans l’unique Réalité de la praxis. Le monde ne doit pas être vu comme une extériorité, une objectivité au sens idéaliste du terme, mais comme un résultat de la praxis. Notre problème est d’en finir avec notre Réalité actuelle qui est celle de la praxis capitaliste, afin de déterminer une nouvelle Réalité assurant la soutenabilité de la praxis, et l’on ne voit pas bien en quoi les déchirures du mouvement écosocialiste nous donneraient des armes pour l’action. Elles n’aident pas non plus le grand effort théorique que nous devons développer pour nous arracher, dans la pratique, aux catégories, totalement intériorisées dans nos esprits, qui organisent le mode de production et de consommation capitaliste. Moore termine son ouvrage « français » par une conclusion intitulée : « Vers un prolétarocène », rappelant la nécessité « d’émanciper le prolétariat, le féminariat et le biotariat » dans le cadre de la lutte des classes. C’est peut-être, malgré les oppositions, rejoindre une des dernières préoccupations de Bruno Latour : comment former une classe porteuse de cet arrachement dont nous parlions, et de sa traduction dans la pratique. Dans cette perspective, peut-être faut-il aller vers le « précariatocène ».