Lorsqu’il s’engage à livrer un portrait au long cours, le journaliste doit savoir où il met les pieds : comment unifier les différentes versions pour livrer un récit cohérent et captivant sans décevoir l’une ou l’autre des parties mises en cause ? Et, en souhaitant recueillir les paroles des autres et les restituer avec fidélité, ne risque-t-il pas fatalement de s’oublier lui-même ? L’attrait de la proximité est le plus fort, comme « le désir qu’éprouvent quelques-uns d’être toujours au cœur des choses, de les voir de l’intérieur », commente Janet Malcolm (1934-2021) dans Le journaliste et l’assassin, récemment réédité en français et devenu un classique du journalisme littéraire.
Appâtée par une lettre qu’elle a reçue sur la liberté d’expression menacée de sa profession, Janet Malcolm, figure du New Yorker, livre avec ce livre une chronique judiciaire magistrale où les rencontres avec les protagonistes n’en finissent pas de ricocher. Sa plus grande qualité se trouve dans l’implication transparente de l’autrice, qui instille au fil des entretiens ses propres attentes déçues et des réflexions sur cet exercice damné d’équilibriste.
En 1987, une trentaine de journalistes états-uniens, dont Janet Malcolm, reçoivent une missive les alertant sur les dangers qui pèsent sur la liberté d’expression des journalistes. « Pour la première fois aujourd’hui, l’attitude et le point de vue d’un journaliste durant le processus créatif dans son ensemble sont mis en question », écrit son auteur, l’avocat de Joe McGinniss. Pause sur image dans cette histoire aux multiples rebondissements et à la conclusion en pointillé. Il faut revenir sur l’étape précédente : après la publication de Fatal Vision, en 1983, Joe McGinniss, journaliste politique auteur de plusieurs récits embarqués, se retrouve attaqué en diffamation par son « modèle », Jeffrey MacDonald. Une dizaine d’années plus tôt, ce dernier est visé pour le meurtre de sa femme enceinte et de leurs deux petites filles, poignardées dans l’appartement familial. Lors d’une rencontre initiale, MacDonald a proposé à McGinniss de le suivre lors du déroulement du procès avec un accès exclusif au banc de la défense, en contrepartie d’un ouvrage à paraître sur lequel l’accusé n’aura aucun droit de regard.
McGinniss pressent rapidement que MacDonald ne fera pas le héros d’ombre et de lumière qu’il espérait. Néanmoins, se noue rapidement entre les deux hommes une amitié « typiquement américaine ». Lorsque MacDonald est condamné, le journaliste entame avec lui une correspondance fraternelle et pleine de compassion de plus de trois années, avant la publication détonante de son portrait à charge. Comme l’écrit l’accusé dans une lettre à Janet Malcolm : « Il n’étudiait pas un lointain individu perdu dans le brouillard – il a été partie prenante de mon combat, en tant que « meilleur ami », pendant quatre ans – et malgré cela, il n’a rien compris à qui je suis réellement ».
Pourtant, lorsqu’elle le rencontre en prison, Janet Malcolm observe elle aussi cette fadeur chez le meurtrier désormais condamné : « alors qu’il était constamment sur le qui-vive, ses propos étaient mornes, sans relief, pleins de clichés, sans la moindre nuance ». C’est parce qu’il échoue à se raconter lui-même que MacDonald échoue à faire valoir sa propre version des faits : la tragédie de son histoire réside dans son incapacité à toucher son auditoire. Peut-être parce qu’il oublie lui-même le cadre de ce récit dans une candeur qui signe sa perte ? L’accusé et triste héros de Fatal Vision se révèle un individu banal, dont la carrure ne coïncide absolument pas avec les actes terribles qu’on lui reproche : une nouvelle manifestation de la banalité du mal, dans les thèmes de l’époque, incarnée dans les personnalités les plus « falotes ».
Alors qu’il a pourtant les clés du métier et toute latitude pour rétablir son propre récit, MacGinniss, accusé cette fois du Journaliste et l’assassin, inflige à son autrice la même déception. Éreinté, en boucle, le journaliste souffre de paranoïa. Comme son propre objet avant lui, il semble se livrer à l’exercice de l’interview en « masochiste ». Malcolm décrit encore une tendance irrésistible : « toutes les veuves qui se sont fait embobiner, tous les amoureux trompés, les amis trahis, tous les sujets d’une œuvre écrite savent, à des degrés divers, ce qui les attend. Poussés par quelque chose de plus fort que la raison, tous choisissent de continuer quoi qu’il puisse leur en coûter ».
La relation auteur-journaliste ne fait pas exception à tous les liens qui, commencés par un échange inégal, évoluent dans l’illusion que cela n’empêchera pas l’aspect romantique et salvateur d’une collaboration. Malgré le pacte noué, MacDonald comme MacGinniss ne veulent pas abandonner leur propre narration.
Or, ici comme ailleurs, l’issue est inévitable, car « la vérité semble être que personne n’aime se voir décrit tel qu’il est, ni ne souhaite voir fixé de manière exacte ce qu’il a dit et fait. Même moi, je peux le comprendre – je n’aime pas non plus me retrouver à la place du modèle et non du portraitiste […] et plus les traits sont précis, plus le ressentiment est grand ». Dans cette confidence donnée au New York Times peu après la publication de De sang-froid, Truman Capote souligne déjà combien le nœud de la relation entre l’auteur-journaliste et la personne objet de son enquête semble inextricable. Alors que le livre devient la bible de tout un courant journalistico-littéraire, la non-fiction, Capote lui-même ne se remettra jamais de son amitié avec Perry Smith, l’un des deux criminels dont de De sang-froid fait le portrait. Le lien semble d’emblée déséquilibré entre celui qui se raconte dans l’intimité feutrée de l’entretien et celui qui révélera haut et fort son histoire. Et, face au risque de se perdre dans le miroir des yeux de l’autre, l’auteur veut résister pour réaffirmer sa personnalité et livrer sa propre vérité : seul l’un d’entre eux – ou aucun – sera capable d’en réchapper.
L’enquête en cours arrive alors à un tournant en fonction de la réaction singulière de l’auteur journaliste. En tant qu’écrivain de non-fiction, il est condamné à mettre en ordre des faits, des gestes et des comportements donnés tels quels, ses attentes créatives n’important pas. Libre d’abandonner ou de poursuivre avec celui qui l’a déçu, il peut soit se laisser absorber par la réalité, soit la tordre pour sauver son récit et sa peau. Dans l’illusion de liberté à laquelle le journaliste s’accroche pour continuer son enquête, la première option consiste à se glisser dans le corps du sujet investi ad nauseam, à le suivre dans ses moindres interactions, à tenter de prendre sa place jusqu’à s’oublier soi-même, comme Natalie Portman dans le film May December, lorsqu’elle reprend devant son miroir les mimiques de la femme qu’elle devra incarner à l’écran.
À l’opposé de cette aspiration comique du créateur par son sujet-objet, l’auteur peut livrer honnêtement les méandres d’un parcours en dents de scie, sa propre vision des choses, qui dira certainement plus de lui-même que de l’autre. Janet Malcolm s’y essaie et avoue dans sa postface ses propres déboires avec la justice – elle a été accusée de diffamation par un psychanalyste. Selon elle, le conflit de la relation entre le journaliste et son sujet ne peut se résoudre que par la victoire totale de l’un ou de l’autre : « L’ambiguïté morale du journalisme n’est pas dans les écrits mais dans les relations humaines qui en sont à l’origine ; et ces relations sont invariablement et inévitablement déséquilibrées ». Comme l’échange de départ et les attentes qui en découlent sont inégaux, la collaboration reste une illusion dont aucun fruit commun ne pourra éclore. Et si les récits semblent périodiquement s’unir, l’œuvre se faire trait d’union, ce ne sera que sur un malentendu suspendu au fil du temps…