Miracles de famille

Onzième livre d’Emmanuelle Salasc, Ni de lait ni de laine rassemble cinquante-deux nouvelles. Certaines tiennent en une page tandis que d’autres sont presque de petits romans. Toutes condensent beaucoup en peu de mots. La famille dans ses différents liens donne sa cohérence à l’ensemble, avec l’écriture, si juste qu’elle en devient terriblement limpide, éclairant jusqu’aux grands fonds des êtres saisis dans leur quotidien.

Emmanuelle Salasc | Ni de lait ni de laine. P.O.L, 400 p., 23 €

S’attachant aux relations familiales, Emmanuelle Salasc saisit ce qu’elles portent d’intensité affective. Attachements, brouilles, pertes, retrouvailles, souffrances, apaisements. Elle le fait d’abord par la description précise des jours, des gestes et des rythmes ordinaires, avant qu’un coup de théâtre discret, une révélation sur le fil des mots, donne brusquement leurs vrais contours aux vies résumées jusque-là. Quand, dans « Le classeur de recettes » du frère esseulé, apparaît soudain une autre écriture, la solitude de son existence est à réévaluer. La fin de « Bâillonnée » confère un sens plus ample à l’impossibilité de chanter qui affecte l’héroïne dans la maison de ses parents. La panique d’un fils téléphonant à sa mère suite à un accident de trottinette se comprend par ce qu’il finira par lui avouer. Cet art du plot twist sobre fait de chaque texte, aussi court soit-il, un vrai récit.

Ni de lait ni de laine explore les multiples intrications et courts-circuits familiaux : jalousie entre frères et sœurs, perte d’un enfant, inceste au sein d’un clan qui préfère sa réputation et sa cohésion à la vérité, maladie, addiction d’un fils, placement, abandon et, revenant comme de mauvais coups, maltraitances et emprise d’un mari ou d’un père.

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« Ni de lait ni de laine » est de ces œuvres dont l’écriture, si aiguë et si belle et paradoxalement si humble, tient en miracle d’équilibre.

La subtilité et la finesse d’Emmanuelle Salasc font de ces secousses, de ces chocs, autant de nuances singulières, inscrites dans un cadre propre, logis ou territoire. On n’oubliera pas de si tôt la relation entre une fille et sa mère psychiquement malade dans « La rivière, la rivière », ni la vie lycéenne de la première, entre découverte de l’amour et attente du car scolaire dans le soir d’une petite ville portuaire. La puissance tranquille de l’écriture éclate dans la description d’un étal : « il ne reste que deux ou trois pouffres de roc, ces grands poulpes morts […] avec des reflets sur la peau, qui forment sur les fronces des tentacules comme des corps d’étoiles mortes », ou dans celle de la mère au bain : « Dans la pénombre corrigée par le soleil d’automne, ce soleil si particulier d’après la pluie, ses bras chauds dans l’eau froide et stagnante remuaient de très légères exhalaisons fluorescentes ». Cette vue appelle le souvenir effrayant des récits de la grand-mère : « Si tu le vois, ma fille, Keleren, le follet, prends garde. Il tient à la main un tison vert, bleu, violet. Il volette au-dessus des marais ». En dépit du dérangement de la mère, en dépit du manque d’empathie de l’aïeule, le regard et l’esprit attentifs de la fille maintiennent le lien entre les trois générations.

On n’oubliera pas non plus l’amour-haine de Nella et de son frère, dignitaire fasciste. Nella, fauve figure de la révolte contre l’ordre familial et social qui prive en Italie les femmes de tout, même du droit d’hériter. Son insurrection s’incarne dans un objet rare et fragile, un châle en soie de mer, tissé avec le byssus de la grande nacre. Son insoumission s’étend à un espace, la vaste maison où elle fait des installations improvisées d’objets étranges, les caves dont elle force les coffres où le frère a enfermé les possessions familiales, les bois environnants dans lesquels elle marche jusqu’à l’épuisement. Nella fait écho à la tante préférée, mouton noir de la famille, du « Travail de mourir », texte autobiographique qui conclut le recueil.

Ni de lait ni de laine Emmanuelle Salasc
Emmanuelle Salasc (2021) © Hélène-Bamberger/POL

La part autobiographique et l’écriture affleurent dans Ni de lait ni de laine – expression qui renvoie au travail, pas très sérieux selon sa famille paysanne, de l’autrice. Mais, discrètement, modestement, surtout dans le dernier quart du livre, avec l’élevage des brebis sur les hauteurs du Languedoc, ou les vignes plus bas, Ni de lait ni de laine constate le passage du temps et la transformation de la campagne en annexe du « grand complexe touristique du Sud ».

L’humilité de Ni de lait ni de laine devient une force dans la mesure où elle apporte aux personnages les demi-teintes qui les rendent exacts. Comme la plupart d’entre eux, Nella a ses faiblesses. Elle « aimait les cadres, les enclos et les cloîtres. Elle avait besoin de limites, de frontières » et de s’annexer sa sœur Bice. Inversement, la mère junkie du « Prospectus », si elle a fait naître sa fille dépendante dans une friche, si elle ne l’a pas élevée, lorsqu’elle était bébé elle s’est inquiétée d’elle, elle est venue la voir de loin en loin. Que ce souci de sa fille ait empêché celle-ci d’être adoptée, « d’avoir une vie », rend l’histoire d’autant plus émouvante qu’elle reproduit les ambiguïtés de la réalité.

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Les notations sur la lumière se multiplient dans des récits qui, s’ils parlent de faits durs, révèlent des espoirs, « ce qu’elle aimait, ce n’était pas l’ombre, non, c’était la lumière au contraire, piégée par les fentes des frondaisons, tombant en rayons comme des branches cassées, ou réservée au regard de bascule en arrière, vers la rosace du ciel dessinée par les hauts épicéas ». L’eau revient, principalement sous la forme du lac, mais aussi de la rivière ou de la mer. Deux récits mettent en scène des travailleurs sous-marins ; il y a deux noyées, dont l’une, celle des « Yoleurs », disparaît en gardant un secret. Chez l’autrice de la Trilogie des rives et d’Hors gel, où menaçaient des coulées de lave froide, une grande catastrophe, Ni de lait ni de laine est plutôt le livre de ce qui a coulé sous la surface et qu’on ramène patiemment, et qui, quel qu’en soit l’état, soulage.

Ni de lait ni de laine est de ces œuvres dont l’écriture, si aiguë et si belle et paradoxalement si humble, tient en miracle d’équilibre. Un livre qui parle, sans la vouer aux gémonies ni la porter aux nues, de la famille. Qui, dévoilant faiblesses et souffrances, nous tend avec douceur un miroir où les regarder en face. Étrangement, cela rend heureux.