L’écrivain autrichien Reinhard Kaiser-Mühlecker, également agriculteur, poursuit avec Braconnages son exploration du monde paysan et des questionnements existentiels des êtres qui le composent.
Quatre heures du matin, dans une chambre d’une ferme de Haute-Autriche. Alors qu’un « demi-jour règne dans la pièce » et que « l’air vibre d’un mouvement impalpable », un jeune homme, Jakob, ouvre le tiroir de sa table de chevet, se saisit, sans réfléchir, d’un revolver. Il le presse contre sa tempe, retient son souffle : Clac. La balle n’est pas partie. Seul résonne ce bruit monotone, qui « l’accompagne depuis une dizaine d’années, au point d’être devenu la note fondamentale de sa vie ». Ainsi s’ouvre Braconnages. Chez Reinhard Kaiser-Mühlecker, les incipit sont puissants, posent d’emblée une atmosphère grâce au déploiement d’images dont la force vous étreint aussitôt. C’était déjà le cas dans ses deux précédents romans traduits en français par Olivier Le Lay, Lilas rouge et Lilas noir (Verdier,2021 et 2023). Dans Lilas rouge, un garçon muet était le témoin involontaire d’une fuite qui allait contaminer toute une lignée de paysans. Les crimes nazis du patriarche condamnaient les générations suivantes, jusqu’au dernier représentant, Ferdinand, que nous retrouvions dès les premières lignes de Lilas noir en quête de « lumière » pour se « dépouiller » du passé. « À l’origine de l’écriture, il y a toujours une image qui pour une raison ou une autre ne me lâche pas », confie l’auteur autrichien de quarante et un ans, également agriculteur. « Et ensuite, je me demande : qu’y a-t-il derrière cette image ? Et ainsi naît une histoire. Écrire est pour moi une tentative de capturer un sentiment, une psychologie, une couleur de quelque chose que je ne peux exprimer en une seule phrase. »
Jeune agriculteur, Jakob dirige la ferme familiale, ou ce qu’il en reste, car le père, un rêveur irresponsable, a vendu la majeure partie de leurs terres. Du moins, c’est le portrait que dresse de lui Jakob car nous voyons le monde à travers ses yeux, tout en sachant qu’il n’est pas un narrateur fiable. La mère est tout aussi absente. Quant à la grand-mère, elle menace de léguer son argent – fruit de la spoliation des Juifs – à un parti de droite. C’est dans cet environnement que Jakob évolue, comme absent à lui-même et aux autres, se tenant « à la fenêtre de l’existence ». Travailleur, il essaie de sauver l’exploitation, mais toutes ses tentatives échouent. Alors sa colère, enfouie en lui depuis l’enfance, explose contre les seuls êtres qui comptent pour lui : les animaux et en particulier ses chiens qui braconnent. Il sait que la société le voit comme un raté, craint aussi les femmes à cause de mauvaises expériences passées. Il cherche leur contact, mais les fuit aussitôt qu’elles s’ouvrent à lui, comme s’il était préférable de vivre dans le fantasme d’autres possibles plutôt que de s’y risquer. Une femme va pourtant changer cela : Katja, une jeune artiste, s’impose dans sa vie. Il se laisse apprivoiser et, peu à peu, les choses semblent s’arranger. Ils ont un fils, parviennent à redresser l’exploitation grâce à l’argent de la grand-mère, finalement hérité, mais une ombre plane toujours. De la même manière que « l’argent des Juifs » a contaminé la ferme, la « nature profonde » de Jakob semble le destiner à la noirceur.
Car, comme souvent chez Reinhard Kaiser-Mühlecker, les personnages sont confrontés au poids de l’héritage. Celui du nazisme et du silence, partout palpable et déterminant, mais aussi celui des origines. Jakob, comme bien d’autres figures de l’écrivain autrichien, est tributaire du monde agricole dans lequel il a grandi. Un monde dans lequel le travail de la terre façonne le paysage en même temps qu’il imprime une marque indélébile sur les êtres qui le composent. Un monde qui est aussi un microcosme dans lequel la famille est parfois l’unique miroir dont disposent ses membres pour se faire une idée du monde. « C’est en ayant des contacts avec les autres, en dehors de la famille, qu’on découvre que la vie est différente ailleurs », explique l’auteur. « La lecture est aussi une manière d’élargir le monde. » La littérature, Reinhard Kaiser-Mühlecker l’a rencontrée lorsqu’il a quitté la ferme familiale à dix-neuf ans, d’abord comme lecteur, puis très vite comme auteur. Son premier roman, publié à vingt-six ans, se jouait déjà dans ce coin de Haute-Autriche, dans ce monde paysan familial où il a grandi et où il est revenu il y a quelques années pour reprendre l’exploitation. Ce lieu originel irrigue toute son œuvre : « C’est dans cette région, celle d’où je viens et où je connais les gens, que se trouve ce que je dois transmettre. Ce n’est pas facile, mais je dois essayer d’une manière ou d’une autre de raconter, non pas une expérience isolée, mais cet espace dans lequel règne une énergie particulière, la capter et la rendre perceptible aux autres. »
Si le destin joue un rôle déterminant dans ses récits, comme c’est le cas dans Braconnages, il n’y a pas de complaisance dans la fatalité. Ses personnages nous touchent par leurs tentatives d’y échapper, par leur volonté de trouver, à l’instar de Jakob, une sortie « le long [d’un] mur lisse et sans joints ». L’amour dès lors apparaît comme une échappatoire, pour Katja, mais aussi pour Jakob qui cherche en elle une forme de salut. Peut-être est-ce là le véritable braconnage à l’œuvre dans le roman : ils s’utilisent l’un l’autre, deviennent ainsi prédateurs, courant le risque de ne pouvoir maîtriser leurs instincts. Car si Jakob essaie de se dompter, comme il dresse son chien soir après soir pour lui faire perdre « le goût du sang », il n’y parvient pas. Les événements s’enchaînent, fatalement, et à la fin il reste seul face à ses « péchés ». Comme souvent dans les romans de Reinhard Kaiser-Mühlecker, la religion accompagne les personnages dans l’acceptation de leur sort et de leur chemin, y compris quand celui-ci ressemble – comme pour Jakob – à un chemin de croix : en fin de compte, on « avance de front, sur la même route de terre, ou de poussière, ou de cailloutis, ou de sable, sans entrevoir le terme du chemin. Il n’y a ni vainqueurs ni vaincus ; il n’y a que cette route ».
Déjà auteur de sept romans – la forme qui lui convient, lui offrant le « long terme » dont il a besoin –, Reinhard Kaiser-Mühlecker partage aujourd’hui son temps entre agriculture et écriture. Si ces deux mondes peuvent paraître radicalement différents, en lui ils se lient harmonieusement. De ce mariage sont nés un talent de conteur hors pair et une langue singulière dans la littérature autrichienne contemporaine. Oscillant entre lyrisme et réalisme, elle reflète avec autant de nuance les mouvements et oscillations de la nature que les questionnements existentiels des personnages. Et les lecteurs francophones peuvent en profiter pleinement grâce au travail d’orfèvre de son traducteur Olivier Le Lay, qui l’accompagne depuis le début. À quarante et un ans, l’écrivain autrichien entend bien poursuivre son exploration de la nature humaine pour en montrer toute l’étendue et toute la complexité. Un « tableau » qui prend une vie entière à compléter : « parfois je me dis ‘j’ai déjà peint ça, mais il manque encore quelque chose ici’. Alors j’écris une nouvelle histoire. Il y a encore de la place sur ce tableau et je crois qu’il ne sera jamais fini ».