Qu’est-ce qui permet de distinguer une archive d’un déchet ? Comment décide-t-on de conserver ou de jeter ? La questions se pose devant une pièce et un scénario inédits de Jean Genet. L’écrivain mort en 1986 a entretenu une relation complexe avec la conservation de son œuvre, toujours sur le point de finir « déchirée et foutue aux chiottes ». Menace qui, rappelle-t-il dans son magnifique texte consacré à Rembrandt (paru chez Gallimard en 2016), doit peser sur toute œuvre qui cherche à être vraie.
En 1952, il affirmait déjà à Cocteau avoir éliminé cinq années de travail. Et, en 1964, après le suicide d’Abdallah Bentaga, son amant, il s’en prend de nouveau à ses manuscrits. À ces séries de destructions s’ajoutent ces textes maintes fois recopiés et revendus comme étant des originaux, au cœur d’un mode de vie nomade exigeant un dépouillement rigoureux, et dont témoignent ses valises au contenu si étonnant, des petits bouts de papier où se déploie sa pensée par phrases jusqu’au scénario inédit de Divine. Comme si ces vies de l’archive remettaient en cause l’idée d’œuvres complètes, pourtant entamées dès 1952 et ayant d’ailleurs comme premier volume le Saint Genet de Sartre. La publication aujourd’hui de deux textes inédits confirme cette impossibilité d’endiguer « la matière Genet, la trace phosphorescente des gestes Genet » (Notre-Dame-des-Fleurs).
Écrite en 1952, lors de son emprisonnement à Fresnes, moment d’intense création ayant donné lieu notamment à Notre-Dame-des-Fleurs et à Haute surveillance, Héliogabale a survécu aux refus – dont celui de Jean Marais – et aux impitoyables entreprises de destruction de l’auteur. Sans doute Genet y était-il singulièrement attaché, comme le suggère François Rouget, qui a retrouvé la pièce dans la Houghton Library de l’université de Harvard. Au sein de cette pièce, on reconnaît nombre de ses sujets de prédilection (la trahison, l’abjection, la solitude du criminel…) et l’utilisation des dispositifs qui lui sont chers (le théâtre dans le théâtre ou le huis clos carcéral). Le récit des dernières heures de l’empereur romain Héliogabale, en 222, lui donne l’occasion d’explorer la théâtralité intrinsèque du pouvoir, qu’il mettra en évidence plus tard dans Elle ou Le balcon. Chronique d’une mort annoncée, Héliogabale se veut « un drame sec ». Comme à son habitude, Genet donne de nombreuses indications qui révèlent son idée – son rêve ? – du théâtre. Ainsi, les répliques doivent être dites par les acteurs « comme s’ils se crachaient à la figure », néanmoins sans « éclats », avec ce ton juste que Genet a voulu atteindre tout au long de son œuvre. Contrairement à Artaud, dont la redécouverte de ce texte permet de constater l’empreinte, Genet se concentre sur le goût de l’empereur pour le travestissement et, plus particulièrement, sur son isolement : « Je serai seul d’un bout de ma vie à l’autre ». Une solitude qui, comme le montreront ses romans, doit être conquise par un méthodique enlaidissement de la beauté, qui est approfondissement dans l’abjection. « Et je mets toute ma gloire à n’être pas respecté », déclare Héliogabale au seuil de la mort. Car il faut transformer cette solitude subie, l’incompréhension de son entourage, en ce feu qui brûle tout autour de lui afin d’atteindre ce « face-à-face avec lui-même ».
Ce retour aux premières années de l’œuvre de Genet, auquel nous invite cette pièce, permet ainsi de saisir la persistance de cette exigence de solitude, ou bien plutôt la fidélité extrême qu’elle implique, ce que l’on peut lire dès ses Lettres à Ibis, écrites entre 1933 et 1948. Et ce très ancien attrait pour l’Orient – manifesté ici par le culte syrien d’Élagabal ou son étonnante allusion aux derviches tourneurs – de ce « blédard », « amoureux du plus loin » (Lettres à Ibis). On observe également la place du rêve dans l’écriture, non seulement en tant que matrice imaginative mais, plus fondamentalement, en tant que principe de composition, de montage, permettant déjouer toute lecture qui vise à s’approprier le sujet : « Je suis un rêve. Dans les temps qui viennent, on m’expliquera comme on explique un rêve. Je n’aurai pas davantage existé, mais je n’en aurai que plus lourdement existé, étant cette chose qui n’est pas et qui est. »
La solennité qu’exigent les parades du pouvoir, la mise en scène d’un rituel sollicitant une précision extrême, Genet les retrouvera autrement dans le cinéma, ou bien plutôt dans cette « envie de cinéma insatiablement contrariée », selon la formule d’Yves Pagès dans sa préface. Et le scénario de Mademoiselle, à l’instar de ses autres projets cinématographiques, connut ainsi un destin mouvementé. Écrit en 1951, ce n’est qu’en 1966 qu’il sera tourné par le réalisateur britannique Tony Richardson, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal. Projet jugé « idiot » à un certain moment, tout comme Un chant d’amour, son seul film, renié car considéré comme « une esquisse d’esquisse », Genet finira par l’abandonner et il disparaît avant le tournage, laissant inachevée la reprise des dialogues promise.
Dans Mademoiselle, il est aussi question de rêve, comme l’indique le premier titre donné par l’auteur, Les rêves interdits ou l’autre versant des rêves, où sont mis en scène les fantasmes de mort et d’érotisme d’une jeune institutrice dans un village. Outre cette inhabituelle primauté accordée au narratif, donnant lieu à une écriture épurée, Genet surprend ici avec un drame passionnel hétérosexuel. L’arrivée de ces deux corps étrangers – Mademoiselle et Manou, le travailleur saisonnier polonais – produit un désordre libidinal parmi les habitants. Si un tel choix peut s’expliquer par la volonté de Genet de contourner la censure qui a condamné Un chant d’amour à une diffusion clandestine, placer Mademoiselle au centre de l’intrigue lui permet d’explorer le désir féminin. Il adopte ainsi, là encore de manière inattendue, ce que l’on pourrait appeler, avec les mots d’aujourd’hui, le female gaze, le point de vue d’une jeune femme, isolée, libre de tout lien patriarcal, sans père, sans mari. « Mademoiselle détailla sournoisement ce beau garçon de quarante ans dont le corps et même le visage étaient enveloppés d’une carapace de boue qui les modelait. » Elle devient actrice et spectatrice de la mise en scène de son propre désir qui la révèle à elle-même, la décompose, comme ce jeu constant de miroirs qui diffracte le récit : « Elle alluma toutes ses lampes. Ensuite elle ouvrit les deux battants de son armoire, de façon à multiplier les images d’elle, en les combinant avec celle d’un miroir accroché au mur. » Elle joue alors sa vie et orchestre cette « partition des gestes » qui, pour le réalisateur Patric Chiha dans sa préface, constitue la singularité du scénario : « Mademoiselle est un scénario, mais ne ressemble en rien à un scénario où ne sont en général décrits que les gestes utiles à la compréhension de la narration. Ici, tout est geste. […] Mais si ce n’est pas un scénario, qu’est-ce que ce texte ? Disons-le simplement, Mademoiselle est un film. »
La description du lieu clos de ce dernier, un village à l’ambiance étouffante où « tout le monde semblait mutuellement se haïr », sans doute inspiré par celui de son enfance, Alligny-en-Morvan, donne à Genet l’occasion de revenir sur ses premiers souvenirs. S’esquisse ici un émouvant autoportrait de l’auteur vers ses dix ans, comme l’évoque encore Yves Pagès, dans le personnage de Bruno, le fils de Manou, secrètement amoureux de Mademoiselle et moqué sans répit par les villageois. Une mise en scène de soi qui répond à un impératif qui a façonné son œuvre, celui de se transformer sans cesse, de réinventer sa langue, toujours, par tous les moyens possibles, le théâtre, le cinéma, le silence.