Dans ce livre-témoignage écrit depuis son exil américain, le poète Tahir Hamut Izgil expose la situation catastrophique des Ouïghours de Chine. Il réussit le tour de force de parvenir, anecdote après anecdote, à faire ressentir l’étouffement progressif de toute identité singulière et de faire comprendre un processus de destruction de l’autre.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le sous-titre de l’ouvrage, Tahir Hamut Izgil ne livre pas ici ses « mémoires du génocide ouïghour en Chine ». Dans le récit du poète désormais exilé aux États-Unis, il n’est pas directement question de l’enfermement, des violences physiques et des tortures subies par la minorité musulmane turcophone de la province du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine. Désormais bien documentés, à la fois par des organisations internationales [i], des ONG [ii], et par des récits de première main de rescapés des camps chinois [iii], ces sévices n’apparaissent pas dans ce livre-témoignage. Celui-ci s’attache plutôt à décrire le lent mais implacable processus de mise au pas de la population ouïghoure.
« Pékin considère que les Ouïghours ne sont pas ‘’assez chinois ‘’ », écrit Nury Turkel, cofondateur du Uyghur Human Rights Project, dans un autre ouvrage sur le sujet publié en anglais [iv]. « Les autorités perçoivent leur identité ethno-nationale, leur religion et leur héritage culturel pluricentenaires comme un manque de loyauté envers le Parti et une source de future menace politique envers l’État ». Le tour de force du texte de Tahir Hamut Izgil est de parvenir, anecdote après anecdote, à faire ressentir cet étouffement progressif de toute identité.
Poète, réalisateur et producteur de documentaires et de séries télévisées, Tahir Hamut Izgil n’a rien d’un dissident ni même d’un activiste. Pourtant, dès 1996, le fait même de tenter de quitter la Chine pour aller étudier à l’étranger l’avait déjà conduit en camp de rééducation. Le texte ne s’attarde pas sur cette détention, mais elle plane comme une menace supplémentaire sur le destin de l’intellectuel et de sa famille. Aussi Tahir Hamut Izgil est-il particulièrement attentif à tous les signaux, évidents ou plus subtils, indiquant que l’étau du Parti communiste chinois se resserre sur les communautés ouïghoures.
À partir des années 2010, les restrictions, brimades et humiliations se font plus fréquentes. Les objets religieux sont les premiers visés, livres et tapis de prière sont confisqués par l’État. La répression s’étend très vite à tous les aspects du quotidien. Un jour, les bouchers doivent attacher leurs couteaux et hachoirs à leur plan de travail pour « empêcher des terroristes de s’armer avec ces lames et d’attaquer d’autres gens ». Puis ce sont les radios à ondes courtes, fenêtres sur le monde extérieur, qui sont interdites à la vente avant d’être saisies chez les particuliers. Des manuels scolaires officiellement utilisés depuis des décennies sont interdits et leurs auteurs arrêtés. Les prénoms considérés par Pékin comme « excessivement ethniques ou religieux » sont bannis. Les commerçants sont contraints de s’organiser en brigades antiterroristes. Des postes de police bourgeonnent à chaque coin de rue. Enfin, les arrestations, individuelles ou de masse, se multiplient.
Au fur et à mesure que l’emprise grandit, Tahir Hamut Izgil et ses amis poètes développent des stratégies de contournement, d’évitement, de survie. Tous ont appris à masquer leur angoisse lorsqu’ils sont convoqués au commissariat pour d’incessantes procédures administratives, harcelés par des agents de la sécurité publique, ou encore scannés sous tous les angles par des logiciels de reconnaissance biométrique qui permettront désormais de les identifier, « même de dos ». Lorsqu’ils se réunissent pour déclamer leurs poèmes, ils prennent soin de commander de l’alcool, pour que leur petite troupe ne puisse être qualifiée de rassemblement d’extrémistes religieux.
Pour tenter de conserver un semblant de vie normale le plus longtemps possible, l’intellectuel essaie de composer avec les restrictions toujours plus nombreuses qui lui sont imposées. Il s’accommode des visites d’un employé du comité de quartier qui, deux fois par semaine, vient inspecter les bureaux de sa société de production audiovisuelle pour vérifier l’identité des personnes présentes. « À ce stade, nous étions tous habitués à de telles méthodes, et aucun de nous ne s’y attardait outre mesure ». Il finira même par donner une clé des locaux à cet agent zélé, pour qu’il puisse aller et venir à sa guise. Il s’habitue aussi à passer devant les postes de police qui se dressent « tous les deux cents mètres dans la totalité des rues d’Ürümqi », la capitale du Xinjiang. « Nous nous rendions compte qu’il n’y avait aucun moyen d’échapper à cette surveillance omniprésente ».
Les arrestations continuent, plus personne n’est à l’abri d’une détention arbitraire. Pas même les habitants de la capitale ouïghoure qui ont longtemps voulu se croire plus en sécurité que les résidents des zones reculées. L’angoisse, la colère, l’amertume et le sentiment d’impuissance teintent toutes les conversations. Un ami de Tahir Hamut Izgil, qui constate que « le monde se moque de ce qui [leur] arrive », en vient à souhaiter « que les Chinois conquièrent le monde » pour que « le monde entier goûte à la soumission ». « Ainsi, nous serions tous pareils. Nous ne serions plus seuls dans notre souffrance ».
Des proches du poète sont « envoyés en étude », selon « l’euphémisme officiel » dont plus personne n’est dupe : « nous avions compris que ces ‘centres d’études’ étaient des camps de concentration ». Tahir Hamut Izgil pressent que son tour risque d’arriver, que « l’attente d’une arrestation », qui donne son titre au récit, se terminera bientôt, lorsque des coups seront frappés à sa porte en pleine nuit. Il dort désormais avec une pile de vêtements chauds au pied du lit, pour ne pas être arrêté et incarcéré en pyjama. La pression psychologique devient insoutenable.
Depuis plusieurs mois déjà, depuis qu’il avait vu une chaise de torture dans le sous-sol d’un commissariat, Tahir Hamut Izgil envisageait de s’exiler avec sa femme et ses deux filles. Après une invraisemblable course d’obstacles, il avait obtenu des passeports et des visas américains. La famille s’envole pour Washington. À la « joie de faire partie des rares individus assez privilégiés pour avoir embarqué à bord de l’arche de Noé », se mêle la « honte du lâche qui se dissimule derrière le mot ‘fuite’ ».
Écrit dans un style concis et efficace, entrecoupé de poèmes rédigés à des moments-clés de sa vie, le témoignage de Tahir Hamut Izgil se lit comme un polar psychologique. Il est d’autant plus glaçant qu’il reflète l’effroyable quotidien de plus de dix millions de Ouïghours en Chine.
[i] Après de nombreuses péripéties et tentatives de blocage par la Chine, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a publié en septembre 2022 un rapport d’enquête accablant sur la situation du Xinjiang. Il concluait que la répression contre les Ouïghours était susceptible de constituer « des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité ».
[ii] Human Rights Watch en particulier : https://www.hrw.org/fr/sitesearch?search=XINJIANG
[iii] Gulbahar Haitiwai et Rozenn Morgat, Rescapée du goulag chinois, Humensis, 2021.
[iv] Nury Turkel, No Escape : The True Story of China’s Genocide of the Uyghurs, Harper Collins, 2022.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.