Par son écriture vive et singulière, dans un texte à la fois intime et distancié, Claire Le Men, qui a fait des études de médecine, s’inscrit dans le mouvement féministe. Réflexion sur le pouvoir des mots et les méfaits du silence, Le non-événement est un livre qui sort la fausse couche de son effacement. Ni banale ni catastrophique, elle est un événement vécu. L’auteure, avec son ton très personnel, sait en rendre compte.
Tout commence par un acte manqué. Lucile, étudiante en médecine, fait du baby-sitting. La mère d’un enfant dont elle s’occupe lui confie, parce que Lucile est un peu médecin, et presque en secret, parce que c’est le tout début, qu’elle est enceinte. Quelques jours après, cette femme l’appelle à propos de l’organisation de la garde de son enfant. Le message qu’elle lui laisse sur son téléphone se termine par l’annonce qu’elle a fait une fausse couche. Lucile « a beau étudier le corps, la vie, la mort toute la journée, apprenti médecin qu’elle est, elle ne sait pas ce qu’on fait face à ça, alors elle écrit à une amie […] : “Qu’est-ce qu’on dit à quelqu’un qui a fait une fausse couche ?“ », et puis Lucile s’aperçoit que ce message, elle ne l’a pas envoyé à son amie mais à cette mère. Silence, embarras. C’est Oriane de Guermantes qui ne trouve rien dans son code de convenance à dire à Swann qui lui annonce sa mort prochaine. Là aussi, un acte manqué la sauve. « Malheureuse, vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! » À cette remarque de son époux, elle court les changer. Il y a du Proust dans le livre de Claire Le Men, certes pas dans le style, sa phrase est courte, enlevée, admirable de clarté, mais dans sa position d’écrivain : elle ne lâche rien.
Ce sont des souvenirs d’enfance, rarement consultés, presque effacés, qui surgissent dans la brume d’un malaise, un sujet sur lequel il vaut mieux s’abstenir. Mais, plus tard, Lucile à son tour est confrontée à ce non événement. On la suit, du test de grossesse positif à l’inquiétude, la déception et les cinq étapes du deuil apprises lors de ses études ; du trivial de l’évacuation du sac gestationnel à la bonhommie médicale. Lucile est lucide ; elle ne cache rien au lecteur des péripéties qui font de sa fausse couche – un terme qui porte en lui-même son effacement – une réalité qu’il s’agit de sortir du silence.
« L’amie […] a cette phrase : “Toutes, autour de cette table, on l’a vécu. On y est toutes passées“. […] Elle l’a dit gentiment, comme un encouragement, car elles ont toutes des enfants aujourd’hui, mais tout de même […] Comme quelque chose que la femme devrait inévitablement endurer dans le silence, comme le viol, hop on y est passées dans la casserole de celui-là ! ». Puis c’est l’attente d’une nouvelle grossesse, et là encore, c’est le malaise, ce n’est pas de la malveillance, les gens sont peut-être désolés, mais ils ont peur qu’en en parlant ça déclenche des pleurs, remarque Lucile à l’occasion de repas familiaux, de soirées, de rencontres avec des amis. Le récit de Lucile est tissé d’événements où le mutisme règne, jusqu’à ce que son auteure reprenne la main.
« C’est parce que je n’ai pas continué à devenir médecin que je peux écrire ces mots. C’est parce que je suis de moins en moins Lucile que je peux regarder sa fausse couche d’un autre œil. » Claire Le Men, après des études de médecine et un internat en psychiatrie dont elle a rendu compte dans Le syndrome de l’imposteur, un roman graphique (La Découverte, 2019), s’est dirigée vers l’illustration et la création de bandes dessinées qu’elle avait abandonnées le temps de ses études. Le non-événement est son premier livre non illustré, sinon par des phrases écrites et des scènes décrites où l’on retrouve son style personnel souvent teinté d’autodérision.
Dans sa deuxième partie, l’ouvrage prend la forme d’un essai. Claire Le Men y est incisive. Elle appuie son propos sur les textes des rares femmes qui, à l’image d’Annie Ernaux, ont évoqué l’interruption d’une grossesse. « Les femmes n’ont pas raconté leurs fausses couches dans leurs livres et les médecins ne s’y sont pas intéressés. […] Ces fausses couches qui font pourtant partie de la vie, elles n’existent nulle part. Elles sont tues, elles ne sont que silence. » Ou bien, elles sont à peine audibles, telle celle que l’auteure a lue entre les lignes des Liaisons dangereuses. La naïve Cécile de Volanges, après une chute, souffre de violents maux de rein dont Valmont devine l’origine. Mais, pour que l’innocente Cécile la comprît, il aurait fallu qu’elle sût son état auparavant… Peut-être bien que cette innocence, nombre de médecins voudraient la retrouver chez leurs patientes, peut-on présumer à la lecture du Non-événement. Claire Le Men y fait appel à ses souvenirs d’étudiante, du patron dragon à l’urgentiste égrillard. « S’il y a un jour un meetoo médecine, ce sera certainement le dernier des meetoo ! Parce que les médecins sont trop solidaires, parce qu’en médecine, même les femmes sont des hommes, parce que moi-même j’ai du mal à me désolidariser du corps médical. […] Les médecins sont trop utiles, on ne fait pas un meetoo contre Dieu, on ne va pas se mettre les sauveurs à dos », soutient-elle. Cependant, grâce à des témoignages comme le sien, la tolérance silencieuse de comportements irrespectueux s’érode. Aujourd’hui, l’apprentissage du toucher rectal se fait à l’aide de mannequins en silicone.
« Je me suis mise à écrire pour tomber enceinte. J’attendais secrètement un bénéfice secondaire comme on dit en médecine. » Dans la troisième partie de son livre, l’auteure, qui vit en Bretagne, assure faire des progrès en surf, mais être toujours aussi nulle en grossesse ! Dans une prose qui ne manque pas de drôlerie, nous la suivons dans ses multiples consultations, entre espoir et désillusion. Puis, un jour, elle reçoit l’accord d’un éditeur pour publier son manuscrit, et c’est alors Lucile qui tombe enceinte !
Tout en s’intégrant dans le mouvement féministe, mieux qu’un pamphlet, et sans doute plus efficace qu’une homélie militante, Le non-événement, ce roman-essai brise les tabous, lève les dénis, fait d’un événement confit dans le silence une réalité pour celle qui le vit, pour ceux qui le savent. Dans ce remarquable livre, parce qu’il est au fil des pages roman, essai ou journal intime, les propos de Claire Le Men sont efficaces.
« Quand il s’agit de quelque chose d’aussi fragile et incontrôlable qu’une nouvelle vie, rien ne sera jamais certain. […] Si le drame arrive, il faudra le vivre aussi, mais ce sera moins terrible si on a le droit de le dire… » Ces mots pour le dire, Claire Le Men les a trouvés. Avec son humour, elle nous les offre. Ainsi les entendons-nous, ainsi circulent-ils. L’événement existe.