Les poèmes réunis dans Au-delà du ciel sous la terre frappent par une immense puissance d’expression. L’écrivain slovène Aleš Šteger, né en 1973, dépasse la virtuosité d’une langue, l’intelligence de la composition, la force d’un humour acerbe et d’un lyrisme assumé pour inventer une poétique généreuse qui affronte le monde avec lucidité et nous aide à vivre.
Le poème frappe ou ne frappe pas le lecteur. Le texte s’impose, s’imprime dans son immédiate conscience. On y éprouve un choc, un tremblement, un changement. Il y a là quelque chose d’à la fois opaque et franc. Et la question demeure, dans le prolongement : quoi faire de cette lecture, comment l’entendre, à quoi la relier, comment se la découvrir, se l’expliquer à soi-même, sans croire, un seul instant, en épuiser la signification ? On découvre un mystère qui résiste, un lieu où la langue, les signes qui la composent, s’échappent ou dévient. On lit les poèmes d’Aleš Šteger avec un sentiment d’évidence émerveillée et la sensation que quelque chose y grince. Comme si, au-delà d’une force d’expression frappante, d’une netteté et d’une sûreté de voix impressionnantes, ce qui demeure semblait une dissonance, une altération.
La poésie de Šteger sonne autrement – ses textes sont autant des inscriptions, des formules en quelque sorte, que des investigations tâtonnantes et incertaines –, comme hantée par sa propre contradiction. Et c’est une de ses grandes forces assurément que sa propension spéculative, comme si chaque poème fouillait une réalité, l’épaisseur de temps et d’existence qui la dessine, comme si la parole poétique ne revenait qu’à mettre en scène un immense doute intérieur, une inquiétude face au réel et à soi. Dans Au-delà du ciel sous la terre, Aleš Šteger fouille sa vie, son passé, l’histoire d’un territoire et ce qui se joue à l’intérieur d’un sujet qui en questionne les effets, les traces, le poids. Ses textes, tantôt d’une grande limpidité, tantôt plus obscurs, travaillent ce qui s’altère de l’expérience et trouve un logement dans le poème.
Il l’exprime dans le superbe poème qui inaugure le recueil :
Faire quelque chose d’autre,
Trouver autre chose dans autre chose,
Quelque chose de caché, quelque chose d’inaperçu,
Quelque chose qui avant jamais comme ça,
Et en même temps sans comment faire évident,
Sans itinéraire prédéfini,
Quelque chose en autre chose,
De cette liberté faire
Quelque chose d’autre,
Quelque autre ici, quelque autre toi,
Quelque chose.
Tout se joue dans l’écart, dans une sorte de travers, dans une coexistence permanente et naturelle. C’est ce que permet chez lui le poème. Une association entre soi et autrui, conscience et inconscience, vie et écriture, idée et figuration. Le poète dit ses moyens par les moyens de la poésie, comme dirait Ponge des arbres. Et ce n’est pas rien car tout ceci n’est pas évident du tout. Comme Šteger l’écrit avec ce rythme qui fait de la répétition un trait poétique – l’altération du temps de la langue poétique peut-être :
Ce n’est pas une ère métaphysique.
Ce n’est pas une ère pour la voix.
Et ainsi, il nous demande que faire, comment dire, où trouver dans le texte une ressource pour écrire, pour partager, pour être ensemble, dans une voix. Et, étrangement, on le perçoit immédiatement, il parvient à esquisser des réponses, à ouvrir des cheminements, à nouer impressions, existences, expériences et idées, concepts, valeurs. Et pour trouver un équilibre entre une poésie qui profère des idées sans se limiter à une idéalité ou à de la morale, pour les exprimer dans des fictions poétiques, il faut lutter contre cette opacité de l’époque, contre son silence angoissant. C’est ainsi que ses poèmes sont portés par un étrange lyrisme – c’est une vieille lune que de l’interroger – qui se confronte sans cesse à un prosaïsme implacable.
Les poèmes racontent ainsi des choses simples et compliquées, oscillant entre divers récits plus ou moins cryptiques – depuis l’usage d’internet jusqu’à l’histoire du conflit yougoslave, des voyages, de la place de la langue, du plus personnel à l’expérience collective –, mais surtout les inscrivent dans une conscience qui les questionne continument, sans aucune relâche. Car la poésie de Šteger est brusque et entêtée. Et c’est pourquoi le lyrisme n’est jamais univoque, grotesque ou boursouflé. Il s’y joue toujours autre chose qui y contrevient – le tragique de l’histoire indicible, l’implication biographique, un humour d’une grande drôlerie. Sa poésie se déjoue, se décale, se réinvente toujours.
Le poète interroge ce qu’il est, dans quel état il existe – on pense d’ailleurs souvent à des formules chimiques en lisant ces textes –, ce que son environnement fait jouer en lui et de lui, comment la circonstance joue avec l’universel, comment on pense ce que l’on est à l’aune d’un hasard. C’est probablement une manière de remédier à ce vide existentiel, à un désarroi métaphysique, à la pauvreté des voix usuelles. Ainsi, on entend dans ce recueil une quête existentielle qui dépasse les limites d’un sujet, qui franchit la frontière de l’indivis, pour nouer une identité commune. Ainsi, on lit :
L’homme est chasse.
L’homme est voix.
L’homme est deux.
L’homme est Mensch.
L’homme est un homme qui ne sait pas savoir
Tout ce que pourrait être,
Tout ce que pourrait devenir
L’homme.
Et plus loin, comme en regard :
L’homme n’est pas.
L’homme est.
Que d’obscures clartés
Pour qu’un homme pense ne pense pas
Réside ne soit pas
Et ainsi de suite.
On en revient à l’altérité, au possible, à une dualité. C’est qu’on pense le monde souvent de manière binaire, comme si deux champs de possibles s’affrontaient, comme deux états face à face. Et ce que fait le poème, c’est se mettre en travers. Il ouvre un possible, une alternative, admettant l’inaccessibilité magnifique de l’autre. On reliera ça à l’expérience et à la situation du poète, mais pas que. Ce serait trop simple. Car le recueil d’Aleš Šteger fait coexister, dans un geste toujours tendu vers l’autre, une sorte de poétique simple, fugace, matérielle, et une vision cosmogonique de l’humain qui doute, s’interroge, se reconnaît comme impur, instable, fragile. L’infime biographique côtoie ainsi les grandes questions métaphysiques, les géographies circonstancielles les infinis cosmiques. Et le poète, avec un humour acerbe, s’en joue comme de lui-même, de ses manques, de ses désarrois, de ses angoisses.
Ainsi, le poème augure un cycle de sensations, d’expériences, de souvenirs, d’hypothèses, ouvert, sans fin véritable. Et l’ensemble des textes interroge la nature de ce que nous sommes et le rôle du poète pour exprimer une quête infinie de liberté. On lira ainsi le magnifique poème intitulé « Le sourire des poètes » qui contrevient aux effrois du monde et des hommes et rappelle l’ambiguïté de sa place ou de son pouvoir. C’est à la fois optimiste et tragiquement lucide. Et quand le poète nous invite à traverser, dépasser, brouiller, les frontières – celles de nos histoires et de nos réalités comme celles qui nous scindent intérieurement –, il affirme la mobilité du poème, de sa langue, son instabilité fondatrice, inquiète et jouissive. Et n’est-ce pas ce qui nous aide à envisager le monde, nos angoisses, la violence, nos rêves bons et mauvais, les autres qui nous fascinent et nous effraient, avec un peu, encore, de lucidité et de bienveillance ?