Ariane Dreyfus (née en 1958) a commencé à se faire connaître en 1993, mais c’est avec Une histoire passera ici (Flammarion, 1999) que son écriture, inventive et narrative, s’est imposée. Nourrie par la danse, le cinéma, les enfants et l’amour physique dans le couple, sa poésie a rencontré un public qui dépasse l’attention d’habitude réservée aux poètes. Nous avons demandé à cinq auteurs de dégager, dans la petite vingtaine de livres qui compose sa bibliographie, le titre qui leur tient le plus à cœur.
Le double été – Le Castor astral, 2024
Ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’Ariane Dreyfus s’inspire d’un film ou d’une danse pour les redire en poème. Mais ce livre porte cette stratégie d’écriture à son amplitude maximale, se servant du film de Mikhaël Hers comme d’un tremplin imaginaire, suivant à sa façon la souffrance, le deuil et la joie des personnages qu’elle mêle à sa propre vie (le goût du piano ou l’amour des chats) ou encore à d’autres films, d’autres danses. Tout cela se fait avec une telle empathie que cette suite de poèmes flirte à sa façon avec le roman. On lit pour aimer la langue mais aussi pour savoir la suite et la joie, la joie qui revient toujours. C’est une première audace que d’oser le roman décousu en poèmes. C’en est une autre de raconter le monde par les gestes auxquels les textes prêtent une attention suraiguë. Même la mort de Sasha n’est qu’un geste, dénué de peur : « Sasha s’effondre sans un bruit et sans douleur ». Ensuite, les gestes ne cesseront plus : « c’est vite fait d’arracher les draps », « Zoé laisse tomber son sac pour monter plus vite », « il ouvre trop vite, trop grand le gaz ». Vite est un mot fréquent. Lent en est un autre. « Ce geste lent d’ombrer tes yeux ». « Et ralentir s’il se sent seul / Les deux vélos peuvent aller côte à côte. » C’est cela, pourrait-on dire, qui justifie de re-raconter cette histoire en poèmes. Dreyfus y donne sa définition de la vie comme une puissance rythmique ou plutôt une copuissance puisque presque tout geste cherche à atteindre l’autre, à rejoindre ou à partager. La vie élastique, dit-elle dans le titre d’un autre de ses livres, et c’est exactement cela : allonger lentement la cadence et accélérer soudain par des ellipses, des coupes, d’étranges rejets. Donner à sentir au plus juste, au plus émouvant, le lent et le vite de vivre. Stéphane Bouquet
Nous nous attendons – Le Castor Astral, 2012 (réédité avec Iris, c’est votre bleu dans la collection Poésie/Gallimard, 2023)
L’originalité profonde d’Ariane Dreyfus provient selon moi de la toute dernière partie du volume, qu’il faut absolument lire et qui déploie ce qu’elle nomme des « chantiers de poèmes », « Cerises interlocutrices » et « Ces bouées que nous prenons », cheminement patient et méticuleux dans la genèse de textes élaborés en dialogue avec les tableaux de Gérard Schlosser. La poète y révèle, dans une langue claire et simple, chaque étape de la composition, ses choix, hésitations, revirements, suspens et scrupules, jusqu’à la publication qui, loin de figer le poème, confirme au contraire sa qualité d’« organisme vivant », apte à poursuivre son épopée rhizomatique dans l’esprit du lecteur (ah, rejouer avec les cerises le miracle des raisins de Zeuxis !). La pesée de chaque mot procède d’une quête de justesse qui désigne aussi bien les enjeux qu’une morale de l’écriture. De la même façon que Schlosser introduit dans sa peinture une dimension métapicturale, par son hyperréalisme, par la citation d’autres artistes, par la forme du « trou de serrure » qui encadre les scènes et les signale au regard du spectateur, sans jamais sombrer selon elle dans le second degré, le chantier manifeste une vocation métapoétique dont la fin n’est pas l’élucidation du sens, mais l’intensification de l’émotion. D’autres chantiers sont à lire : à la fin du Dernier Livre des enfants, ou sur le site Poezibao. Exégèse, journal intime, carnet de notes, mise en abyme, Ariane Dreyfus invente ici (ou réinvente – Ponge n’est pas loin) une forme littéraire à part entière. Élodie Bouygues
La bouche de quelqu’un – Tarabuszte, 2003 (version figurant dans le volume anthologique Comme si c’était hier, Tarabuste, 2022)
La bouche, pour parler et aimer. Et la main, également très présente dans ce livre, celle qui caresse et écrit. Caresser avec la bouche, caresser avec les mains, physiquement et jusqu’au plus profond de la parole et de l’écriture car, nous dit Ariane Dreyfus, « ici tous les poèmes viennent de faire l’amour ». En une centaine de pages, la poète évoque une relation amoureuse, de la passion initiale à la douloureuse rupture, avec ce « quelqu’un » qui n’est jamais nommé. Par la construction du poème, le long travail qu’il implique sur soi et sur la langue, elle se reconstruit elle-même dans une autre présence, celle des mots qui sauvent. Ce livre n’est pas un recueil : il exige d’être lu depuis le début, dans une continuité sans faille. Plutôt que d’érotisme, avec ses sempiternels clichés vestimentaires, c’est de présence charnelle, à nu, dans l’acte sexuel qu’il s’agit, avec sa douceur et sa violence. De même, les nombreuses citations d’écrivains, surtout des conteurs, qui ponctuent le texte ne sont pas des références intellectuelles mais des présences : elles font corps avec l’ensemble en se réinventant dans le contexte personnel de l’auteure et lui donnant de la force. « Les rimes rapides, les rimes impatientes », Ariane Dreyfus nous embarque dans une écriture syncopée à l’image de l’amour, des « phrases décrochées ». Et d’énigmatiques symboles comme ces noisettes… Alain Roussel
Une histoire passera ici – Flammarion, 1999
Dans une œuvre poétique, il arrive qu’un recueil constitue un jalon à partir duquel l’écriture se déploie. Une histoire passera ici, recueil paru en 1999, est l’un de ces jalons dans l’œuvre d’Ariane Dreyfus, voix singulière, aussi discrète que têtue, dans sa manière souterraine et tenace d’opter pour une écriture privilégiant le « mouvement d’ensemble », qui ne se paye pas de mots. Difficile d’atteindre à une forme de simplicité lorsque tout un discours voudrait que la poésie fût supérieure à condition d’être inintelligible. Avec Une histoire passera ici, comme elle l’avait fait pour certains contes, Ariane Dreyfus se livre à une réécriture du western, en tant que genre, et de quelques westerns, qui sont eux-mêmes des jalons de cette forme cinématographique. Le rôle du poète est peut-être d’établir des passerelles inattendues, qui obligent le lecteur à faire un pas de côté, et à s’aventurer dans des territoires inconnus : « Je touche une main dans le noir tellement proche que / Si j’étais dans une tombe j’en sortirais. » C’est ainsi que s’établit cette porosité au monde qui procède par élans et par saisissements. Le titre même du livre joue sur cette articulation entre mouvement : « passera » et fixation : « ici ». Le lien entre les deux est « une histoire » faite d’« un peu plus de réalité ». Ariane Dreyfus adopte, dans les récitatifs rhapsodiques aux formes diverses et renouvelées qui composent ce recueil, un refus de l’appauvrissement du réel par des subterfuges lexicaux, typographiques ou métaphoriques. Mais aussi le choix émancipateur d’une « ligne claire », à la croisée de Supervielle et de Reznikoff. Cécile A. Holdban
Quelques branches vivantes (1974-1994) – Flammarion, 2001
La poésie, c’est l’enfance retrouvée à volonté… Enfance de l’amour, ou quelque chose de ressemblant : « Le bonheur que je n’ai pas lève la tête et s’approche. Ce baiser cloue. Le bonheur que je n’ai pas baisse la tête et s’écarte. » Enfance des premières fois, les gestes qui vont plus loin que les mots, le corps tendu, en attente de voir ce qu’il vit, de vivre ce qu’il voit : « Elle baisse les yeux sur ses ongles serrés en se taisant cette fois. De tout temps elle a porté au bout des doigts des chantiers ; des creux et des restes. » Enfance des peines, des joies, qui se mêlent, que l’on démêle, où l’on s’abrite, comme dans un « bosquet pour souffler, s’épouser ». Enfance de l’enfance, des sensations inouïes, entendues pourtant : « Toussez, dites pruneau de prune. Une nuit sans sucre je suis née enfant. » Quelques branches vivantes recueille, entre autres, les premiers poèmes d’Ariane Dreyfus. Ils sont comme une chambre d’écho de l’écriture à venir, d’un moi buissonnier qui éclot, sujet qui touche l’ombre mais ne s’en repaît pas, semblable à ces « fleurs qui poussent toutes seules et qui ont plus d’un soleil. Ou pas du tout. » Plus tard, ailleurs, l’enfance jamais vraiment perdue, la poésie continue : « et il n’y a rien plus rien à faire qu’à revenir ». Roger-Yves Roche
Ariane Dreyfus sera présente sur le stand de Tarabuste (507) le samedi 22 juin à 14 h.