Cézembre, l’île mystérieuse

Deux ans après 555, qui avait pour univers la musique et les sonates de Scarlatti, Cézembre, le nouveau roman d’Hélène Gestern, plonge dans l’histoire d’une famille d’entrepreneurs bretons sur quatre générations, et a pour toile de fond la mystérieuse et fascinante île de Cézembre. L’autrice d’Eux sur la photo et d’Un vertige livre une histoire riche, magnifiquement rythmée, et de beaux personnages dont on traque avec soif les destinées.

Hélène Gestern | Cézembre . Grasset, 555 p., 24 €

À l’heure d’investir les Couërons, la propriété familiale construite chaussée du Sillon à Saint-Malo par son arrière-grand-père Octave en 1911, Yann de Kérambrun, pas encore cinquante ans, est orphelin et en rupture de ban. Séparé de sa femme, Marie-Laurence, après qu’il l’a découverte dans la chambre d’amis avec son amant et associé, il a renoncé à son poste de professeur d’histoire à la Sorbonne et à sa vie professionnelle devenue « une suite d’obstacles à franchir […], toujours plus hauts, toujours plus redoutables », et a décidé de quitter Paris. 

Depuis longtemps pourtant, il avait fui sa famille et la carrière promise au sein de l’entreprise familiale, et n’avait plus remis les pieds à Saint-Malo. De son père, Charles, mort deux ans plus tôt, il ne retient que la violence de leurs rapports, sa distance, son manque d’affection. « Nous n’étions pas proches, vraiment pas », résume-t-il. Parfois « terrorisé par sa présence », Yann se souvient de « [son] autoritarisme et [de sa] brutalité » et craint de « finir comme lui, seul et acariâtre ». Il ne décolère pas à l’endroit de ce père qui « aura réussi son pari à titre posthume, de peser sur [s]a vie au-delà de sa propre mort ». Paul, le fils de Yann, a quitté la maison pour satisfaire son désir de préserver les mers et les espèces marines, loin des études respectables de vétérinaire qu’il avait d’abord entreprises. Enfin, Guillaume, le frère jumeau de Yann, est mort brutalement treize ans plus tôt, et leur mère, Soizic, a été emportée par une leucémie cinq ans après le décès de Guillaume. Yann est « le dernier (du) noyau familial ».

Dans la maison familiale dont il a hérité, il découvre dans le bureau de son père les archives de l’entreprise familiale et des « livres de raison », mi-livres de comptes, mi-journaux intimes tenus par Octave, l’arrière-grand-père fondateur, dans lesquels il retrouve tous les faits qui jalonnent la vie de l’entreprise et celle de la famille, entre 1903 et 1941. 

En se plongeant dans ces archives – ce qu’il y trouve comme ce qui manque –, il fait progressivement la connaissance d’êtres et d’un passé, son passé, qui lui demeurait largement inconnu. « Après des décennies d’indifférence », il se met en quête, soucieux d’interroger « [sa] certitude diffuse que quelque chose s’était enrayé dans la transmission de la mémoire familiale, [s]on besoin de plus en plus impérieux de comprendre quoi, comme si cela pouvait [lui] fournir les clés de [s]es propres tourments ».

Hélène Gestern, Cézembre
Explosion d’une bombe au napalm sur l’île de Cézembre (au large de Saint-Malo) le 31 août 1944 © CCO/Armée américaine/WikiCommons

Hélène Gestern embarque son lecteur dans la quête/enquête de Yann à la découverte d’une famille d’entrepreneurs bretons catholiques. Figures de proue de la dynastie Kérambrun, les arrière-grands-parents du narrateur, Octave et sa femme, Julia. Ingénieur en mécanique « visionnaire » qui a l’ambition de créer des bateaux sûrs et rapides, Octave, le patriarche, né en 1880, conçut des moteurs de bateau, puis, s’appuyant sur l’argent de ses brevets, fit construire des navires qui firent flotte. Il devint armateur dès 1904 et organisa dans les années qui suivirent des liaisons trans-Manche, commerciales et de plaisance. Au début des années 2020 « Kérambrun et fils fabriquait des moteurs pour des bateaux de pêche et de plaisance, un marché dont il était le leader en France. » Sa femme tant aimée, Julia, sorte d’Emma Bovary passionnée de livres et de poésie, ne s’est jamais remise de la mort en bas âge de Suzanne, sa première née. Autour d’eux gravitent associés d’Octave, enfants, petits-enfants et la Société malouine de transports nautiques, premier nom de l’entreprise familiale, dont l’emblème est l’île de Cézembre. Île mystérieuse à l’histoire chargée, sise au large du Sillon, « ce caillou » habité par des moines dès le Moyen Âge, sur lequel des soldats allemands s’étaient réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, « est l’endroit d’Europe qui a reçu le plus de bombes au mètre carré à la Libération. Plus que Dresde, plus que Brest ». Cézembre exerce une fascination sur chaque génération de Kérambrun. Elle est autant le lieu de l’histoire familiale que de la grande Histoire et constitue le cœur névralgique de l’enquête. Au-delà de Cézembre, Hélène Gestern écrit avec délectation la mer en ses multiples variations et la relation de chacun de ses personnages avec elle.

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On retrouve dans ce roman le goût d’Hélène Gestern pour l’archive, les correspondances, les journaux intimes et les photographies, liens vivants entre le passé et le présent. Comme dans la plupart de ses livres, depuis Eux sur la photo jusqu’à L’odeur de la forêt et 555, elle en fait le matériau premier et le carburant de son intrigue. Spécificité de ce roman, les archives explorées sont celles d’une entreprise familiale, et les photos (souvent publicitaires) celles d’une famille bourgeoise.

Grande lectrice de récits policiers et amoureuse des histoires, en magnifique brodeuse de fictions, elle mêle les histoires passées et présentes avec une efficacité redoutable, leur imprimant un rythme soutenu et préservant le suspense jusqu’aux dernières pages, n’hésitant pas à susciter de fausses pistes. Si elle embarque son lecteur et ne lui laisse pas de répit, elle décrit avec force le cheminement et les transformations de ses personnages au fil de l’enquête. Si Yann est le seul narrateur du roman, la progression de l’enquête est ponctuée d’un autre récit : est-ce celui d’un livre en train de s’écrire ? Il permet à l’autrice de varier les modes d’écriture et de relater des scènes d’un passé lointain que seule la fiction peut ressusciter. 

Tout en chapitres courts, Cézembre est un livre qu’on ne lâche pas et que l’on quitte à regret au terme d’un voyage dense et passionnant qui embrasse tout à la fois la trajectoire d’une entreprise et de ses protagonistes, depuis la vision d’un génial inventeur jusqu’à l’expansion vertigineuse, ponctuée de difficultés et de drames, et l’histoire d’une famille bourgeoise qui s’est bâtie autour de cette entreprise, de ses transmissions au fil des générations, des secrets et des épreuves accumulés. Un magnifique livre sur le passé qui éclaire le présent : « Le passé nous suit, il nous modèle, nous torture ou nous exhausse ; mais jamais on ne peut en faire abstraction. »