La mémoire des invisibles

« Elle était pauvre, illettrée et femme. » Juive de Thessalonique, rescapée d’Auschwitz, matricule 40 077, elle s’appelait Louna. Née en 1904, elle vécut jusqu’en 1998.  Elle n’a laissé que de rares traces souvent indirectes. Elle a peu raconté sa déportation, son environnement social ne  s’y intéressait guère. Pourtant, sa vie nous importe. Elle témoigne à la fois de la destruction d’un peuple et de la grande difficulté d’être des survivants qui vécurent avec sa mémoire. L’historienne Rika Benveniste se réfèreà une multiplicité de micro-situations, à de petits faits pris dans leur contexte, elle explore des espaces où vécut Louna et lui redonne vie. En « pénétrant un monde fait de silences », en l’extrayant « de l’invisibilité dans laquelle la vie l’avait plongée », elle redonne vie à Louna et met au jour « l’immense détresse des rescapés des camps ».

Rika Benveniste | Louna. Trad. du grec par Loïc Marcou. Signes et Balises, 258 p., 23 €

Elle a connu Louna quand celle-ci résidait à l’hospice communautaire de Thessalonique. Proche de sa famille, « tante Louna » venait déjeuner tous les samedis, apportait les meilleurs fruits, et, « ne [respectant] pas l’interdit du shabbat », elle faisait sa couture et enseignait le judéo-espagnol à la petite fille qui deviendrait sa biographe. À sa mort, elle n’avait conservé que des photos, quelques papiers et des adresses. Sa vie occupe divers espaces, sa ville natale, le terrible Block 10 à Auschwitz, Bergen-Belsen et ses hébergements précaires jusqu’au début des années 1960… « Vivre, dit Georges Perec cité en exergue, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Or, dans ses espaces, Louna s’est souvent heurtée au silence et à la mort.

Ainsi en 1917, lorsqu’un vaste incendie détruisit une partie de Thessalonique, des dizaines de milliers de Juifs se retrouvèrent à la rue, principalement les plus démunis. La Communauté parvint à trouver un vieil hôpital abandonné par l’armée italienne. Et le lotissement n°151 devint un quartier entièrement juif, très pauvre, celui où Louna grandit au sein d’une famille nombreuse. Tout le monde s’exprimait en judéo-espagnol, la langue que les nazis voudront détruire avec ses locuteurs. En 1931, l’année de son mariage avec Sam, un ouvrier du port, le quartier subit la violence d’un pogrom organisé par des nationalistes grecs antisémites. Ils attaquent « au couteau et au gourdin », des maisons sont incendiées. « Louna, désormais jeune femme, devait parfaitement se rappeler l’effroi, la tristesse et la colère éprouvés par les habitants de son lotissement après ces attaques. »

Rika Benveniste  | Louna
Lotissement 151 © Musée juif de Thessalonique

Mais c’est un matin de mars 1943 que la mort l’invita à quitter définitivement le « 151 ». Elle évoque ce moment dans un bref témoignage oral, donné peu avant sa mort : « On est sortis avec mon mari, et deux ou trois Allemands nous ont escortés avec leurs bottes. Je tremblais de tout mon corps. Mon mari m’a prise par le bras et m’a dit : ’’Pourquoi que tu trembles ? Ils vont pas te manger toute crue.’’ Qui aurait pensé qu’ils étaient capables de faire ça ? Personne’’ ! » Déportés à Auschwitz, ils sont séparés sur la rampe, Sam, dit-elle, « est parti directement ».

Elle est envoyée au Block 10, là où des médecins procédaient à des expériences médicales et à l’ablation des ovaires sur des centaines de jeunes Juives. Elle n’en a rien dit, mais l’historienne a trouvé plusieurs témoignages. L’un d’eux décrit ce block comme « un enfer et un asile de fous », et ajoute : « Les femmes qui y étaient enfermées vivaient dans un état de terreur permanente. Leurs hurlements de douleur et leurs cris de détresse parvenaient aux oreilles des détenues des autres blocks. » Dans une note sur l’extermination des Juifs de Thessalonique rédigée en 1948, un médecin juif qui a ausculté des rescapées étudie le cas de vingt-quatre femmes. Il « souligne le bas niveau d’instruction de ces femmes et pointe le fait qu’il leur était impossible de savoir ce qu’elles subissaient exactement, car elles désignaient par exemple sous le nom de ‘’piqures’’ les injections qu’on leur faisait avec des produits toxiques ». Il a ausculté Louna qui, note-t-il, est restée dix-huit mois au Block 10.

La seconde partie du livre est entièrement consacrée à la liberté retrouvée en 1945, après que l’armée britannique eut investi le camp de Bergen-Belsen où Louna avait été transférée. Elle décrit les premières années chaotiques en Grèce, et les difficultés des « otages », c’est-à-dire des Juifs revenus des camps, à s’installer dans une nouvelle vie. Ils se heurtent à une « dure vérité » repérée par Rika Benveniste. D’un côté, et durant des années, « les Juifs devront trouver tout seuls des solutions à leurs problèmes vitaux » (reconstruire une famille, gagner sa vie) et, de l’autre, cette question permanente qui tourne dans leur tête, et que résume parfaitement une formule de Charlotte Delbo : « Pour moi / je suis encore là-bas / et je meurs / là-bas / chaque jour un peu plus / je remeurs / la mort de tous ceux qui sont morts. »

Rika Benveniste  | Louna
Hospice Saül Modiano (Thessalonique) © D.R.

Luna rentre à Thessalonique où la communauté juive qui comptait près de 62 000 personnes a été réduite à 2 000 par la Shoah. Certains survivants partent en Israël ou aux États-Unis retrouver de la famille. Malgré la longue impossibilité de trouver un logement « à elle » – il lui faudra attendre les années 1960 –, Louna choisit de rester. D’ailleurs, où aurait-elle pu émigrer ?  Elle a hésité, s’est heurtée aux tracasseries administratives sans vraiment savoir où partir. Seule et illettrée, comment aurait-elle voyagé ? Elle préfère se sentir entre mozotros (« entre nous », en judéo-espagnol), elle travaille à sa couture, sort parfois pour rencontrer des clientes. À la fin de sa vie, elle demeure la plupart du temps dans sa chambre ou dans un salon à l’étage, où elle bavarde avec une ancienne du lotissement 151, et surtout deux ou trois compagnes du Block 10 : « elles sont maintenant seules et se soutiennent mutuellement ».

Dans un des derniers chapitres de ce livre très attachant, apparaît tout à coup l’auteure en personnage. L’historienne se souvient de ses visites à l’hospice et de ce jour où une ancienne d’Auschwitz lui avait dit, en lui prenant la main : « Tu vois comme ta visite lui a fait plaisir. » Contente, la future historienne n’avait sans doute pas compris la portée de cette remarque. Elle nous confie : « comme tous les jeunes, j’étais surtout soucieuse de préserver mon temps libre ». Depuis, elle s’est rattrapée. Elle nous a fait découvrir, grâce à cette extraordinaire recherche, la vie de cette femme, les terribles souffrances qu’elle gardait ensevelies au plus profond d’elle-même. Et comment, dans le même temps, Louna a « refait » sa vie, sereine avec sa douleur, attentive aux autres, en demeurant avec les siens, ici ou là-bas, entre mozotros.