Parlons travail

La qualité des emplois, les conditions et l’organisation du travail, les formes de management, la santé au travail, le sens du travail, ont été longtemps tenus à l’écart du débat public, relégués par la question du chômage et de la sauvegarde de l’emploi. Mais depuis 2010, de nombreux facteurs amènent à interroger plus frontalement les questions de l’organisation du travail et du management. En même temps que la sociologie du travail et d’autres recherches, la littérature la meilleure s’invite aux débats. Lecture croisée du pamphlet de l’écrivaine Lydie Salvayre et de l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ?

Lydie Salvayre | Depuis toujours nous aimons les dimanches . Seuil, 136 p., 16,50 €
Bruno Palier (dir.) | Que sait-on du travail ? . Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 604 p., 22 €

Bruno Palier introduit l’ouvrage collectif qu’il dirige en exposant ce changement de paradigme. Depuis 2010, l’inversion de la courbe du chômage, les difficultés de recrutement dans de nombreux secteurs, la pandémie et l’accélération des technologies digitales ont donc conduit à de nouveaux questionnements. La réforme des retraites, quant à elle, a révélé les difficultés de nombreuses personnes au travail et le besoin d’une reconnaissance de leurs problèmes communs et de leur contribution collective, suscitant une définition de la pénibilité par le pouvoir législatif. Ces questions aujourd’hui au cœur du débat public et les urgences afférentes constituent le cœur de cet ouvrage, fort de trente-six contributions de soixante sociologues, économistes, statisticiens et ergonomes. 

Une première partie, sous-titrée « Une situation dégradée », aborde « les conditions de travail, la santé au travail et le sens du travail » sous divers angles dont la sous-traitance, les seniors, les classes moyennes les moins aisées, particulièrement dépendantes des conditions locales de l’emploi, et le travail au temps de l’écologie, quand les conflits éthiques se sont imposés comme l’un des facteurs de mise en cause du bien-être au travail. La seconde partie se consacre au « Management et organisation du travail en France : la verticalité distante ». La critique du taylorisme a fait l’objet de nombreux travaux[ 1]. Nombre des contributions réunies ici s’attachent et s’attaquent aux effets du lean management, inspiré des méthodes de production de Toyota. Les effets de la digitalisation sur le travail, en troisième partie, abordent entre autres « la tertiarisation ouvrière », la remise en cause des compétences par les nouvelles technologies numériques, les conséquences négatives du télétravail à temps plein sur la santé physique et mentale, des femmes en premier lieu, et cette nouvelle forme de précarisation qu’est le crowdworking. Une contribution consacrée à la numérisation du service public de l’emploi réévalue le rôle des acteurs individuels face à l’ordinateur. « Les défis des inégalités et des discriminations » s’attache, dans une quatrième partie, aux inégalités hommes/femmes, critique de l’index de l’égalité professionnelle à l’appui, aux jeunes, aux neets (ni en emploi, ni en études, ni en formation) et au handicap. L’ouvrage s’achève « Au cœur des métiers essentiels », frappés par « un déficit de reconnaissance », montrant qu’après « 40 ans de chômage persistant, la France s’est accoutumée à un équilibre bas du segment défavorisé du marché du travail » et que ceux qui auraient le plus besoin de formations sont ceux qui en demandent le moins.

S’il n’est pas toujours aisé de rendre compte d’un ouvrage collectif, rien de tel ici. Les contributions, sous-tendues par des questions communes que leur diversité d’approches permet d’aborder en variant les échelles, présentent une forte unité, renforcée par des renvois de telle contribution à telle autre.

Lydie Salvayre, Depuis toujours nous aimons les dimanches Bruno Palier que sait on du travail ?
« Tu détestes le capitalisme, tu ne détestes pas les lundis » © D.R.

Les stratégies du low coast, destinées à satisfaire au précepte libéral selon lequel le travail est un coût qu’il faut réduire par tous les moyens, la délocalisation et le chantage à l’emploi, la sous-traitance, « l’entreprise éclatée » et le lean management sont des questions inhérentes au libéralisme contemporain qui, dès lors, débordent les frontières. Plusieurs contributions fondées sur des enquêtes nationales (DARES, INSEE, INED) ou européennes (Eurofound, European value survey) permettent de les croiser avec les réponses nationales qui leur sont apportées en attestant des contre-performances françaises en matière de bien-être au travail, au regard notamment de l’Europe du Nord et de l’Europe continentale. 

L’exemple de l’Allemagne, qui a investi dans la qualification et la qualité des emplois sans nuire à la production et à l’exportation des produits et services de meilleure qualité ou plus innovants, vendus plus chers que les français, montre que le manque de compétitivité de l’économie française tient à son positionnement de moyenne gamme plus qu’au coût du travail. Dans l’index européen de la qualité de l’emploi, la France se situe en queue de peloton, juste après Chypre, la Croatie, la Slovénie et l’Irlande, au prix d’une insatisfaction profonde à l’origine de certains retraits. En 2015, 46 % des Français se déclarent en désaccord avec l’affirmation « je trouve que je suis bien payé pour les efforts que je fournis et le travail que je fais », en tête des trente-quatre pays couverts par l’enquête. Celle-ci fait apparaître que ce n’est pas tant la faiblesse des salaires qui est ici dénoncée que le fait que le salaire n’est pas perçu comme compensant les mauvaises conditions de travail et d’emploi ressenties. Selon une autre enquête de l’Institut syndical européen, la France est 9e sur 28 pour la qualité de l’emploi mais 15e pour la sécurité de l’emploi et 16e pour les conditions de travail. En 2019, elle est avec la Croatie le pays ayant le plus d’emplois courts. S’agissant du recours à des « organisations apprenantes » destinées à assurer une plus grande autonomie du travail, une participation à la prise de décisions et un meilleur bien-être au travail, la France se situe un peu au-dessus de la moyenne européenne mais enregistre un sérieux retard sur les pays de l’Europe du Nord dont la Suède où les syndicats ont contribué à infléchir la mise en place du lean dans une direction différente de celle prise en France. Face à l’impact de la perte du sens sur la santé, certains pays européens ont intégré les dimensions organisationnelles ou psychosociales des conditions de travail dans les facteurs de pénibilité, ce qui n’est pas le cas de la France… Que les Français soient à la fois les Européens les plus attachés au travail mais aussi bien ceux qui veulent partir plus tôt est souvent présenté comme un paradoxe. L’enquête européenne sur les conditions de travail de 2015 et l’ouvrage, plus globalement, montrent que ce paradoxe n’est qu’apparent : 73 % des Européens de plus de 55 ans se sentaient capables de tenir jusqu’à 60 ans contre moins de 60 % des Français. C’est moins le travail que son organisation et ses effets qui sont en cause. 

Ces disparités, comme le développement du management contemporain que la critique sociale à tous les niveaux tient portant pour une nouvelle bureaucratie jugée régulièrement insensée, pathogène et peu performante, posent la question de leur pourquoi. Les contributions apportent plusieurs éléments de réponse : la façon dont le lean a été appliqué en France, marquée par des procédures contraignantes, des pratiques managériales verticales, un dialogue social limité, porte l’ombre du taylorisme. Le système scolaire français demeuré mono-formateur et l’étanchéité perpétuée entre cultures académique et technique, qui diffère de la situation des pays où l’organisation apprenante est davantage diffusée, n’est pas sans y contribuer.  

Le rôle aggravant des politiques publiques ou a contrario du désengagement de l’État constitue toutefois un facteur majeur. L’accord national interprofessionnel de 2013 précise que l’organisation du travail est de la seule responsabilité de l’employeur, l’intervention des salariés et de leurs représentants se limitant aux modalités de sa mise en œuvre. Suite aux ordonnances de 2017, le droit à la santé au travail se fonde sur des instruments institutionnels et des dynamiques collectives fragilisés par la disparition des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). À l’heure où la sous-traitance constitue pour les grandes entreprises une manière d’externaliser les risques, les petits établissements qui les concentrent ne disposent plus d’instance dédiée aux conditions de travail et à la santé. L’État s’est également désengagé de la gestion et de la subvention des dispositifs de transition progressive entre emploi et retraite au profit d’une individualisation des dispositifs… Diverses contributions soulignent encore l’affaiblissement du « pouvoir de mobilisation » consécutif à faiblesse de la syndicalisation, qu’accentuent « l’entreprise éclatée » et le « taylorisme numérique » qui permet le recours à une main-d’œuvre plus jeune, plus féminine et d’origine immigrée sans qualification, moins rétive à la rémunération à la performance. Les secteurs où les conflits demeurent les plus fréquents sont sensiblement les mêmes que ceux des années 1950 alors que leur place dans l’économie s’est réduite. 

L’ouvrage ainsi conçu permet une retraversée des récentes crises successives (dont les Gilets jaunes) à travers le prisme de la question unifiante du travail dont il souligne la dimension d’intérêt général et la centralité. Il montre notamment comment la transition écologique et énergétique annoncée par l’État passe par la mutation du travail, pierre angulaire des transformations des manières de produire. Les comparaisons entre la France et l’Europe du Nord qui mettent à mal les approches qui relèveraient d’un quelconque déterminisme technologique soulignent à plus d’un titre le rôle majeur des politiques publiques. En analysant les alternatives à l’œuvre au sein des entreprises dans des États de même envergure économique et technologique, elles montrent qu’un autre travail, indispensable, est possible et elles dégagent par là des points saillants, propres à mobiliser.

Reconnaissons qu’il pourra paraître insolite sinon brutal de glisser de cette somme importante au brillant pamphlet de la romancière Lydie Salvayre, opération d’autant plus osée qu’elle se voit confiée à une historienne. Une solution de facilité consisterait à dire que ces ouvrages, en miroir, soulignent les mêmes mutations du travail, dont la perte du sens au seul service du profit. Ce serait pourtant faire offense à ces pages que de les réduire aux maux objectifs qu’elle dénonce, fût-ce en d’autres termes. Car, au commencement et durablement, est ici l’écriture, écriture acérée qui « nous » met en marche, puisque tel est le sujet collectif choisi par l’auteure, aiguillonné, au fil des pages par cette autre figure d’elle-même, « Lydie Salvaire », mouche du coche en incise « nous » incitant sans cesse à ne reculer devant rien. Là où les « apologistes-du-travail-des-autres » osent prôner « la valeur travail » et les valeurs présumées « indiscutablement positives du travail-des-autres-au-service-du-Grand-Marché », Lydie Salvayre accuse le travail devenu « novembre perpétuel », en mariant magistralement l’intertextualité et le mélange des genres, dont un récit de vie d’autant plus désespérant qu’il est ordinaire. Et « pour ce que rire est le propre de l’homme », elle déploie dans des pages où Rabelais et bien d’autres « nous » accompagnent, un humour ravageur, dont la violence s’avère plus efficace que bien d’autres armes. 

Agir ou plutôt réagir face aux « apologistes-du-travail-des-autres » c’est s’adonner résolument à la paresse, car « la paresse est politique ». Lydie Salvayre esquisse une appréhension résolument différente du travail, « travail-patience », qui se fond avec le temps, s’y confond, « temps-vivant » et ce qu’il autorise : temps de respirer, d’aimer, de penser. Temps qui seul peut permettre de construire, livrant comme exemple s’il en est Marcel Proust, temps retrouvé en un mot. Travailler, c’est dès lors « habiter nos vies », « satisfaire à d’autres fins qu’au profit », « être maitre de nos horloges et de nos destinées ».

Si paresser, c’est « prendre le temps de concevoir la meilleure façon de se battre », sans que l’ouvrage vire à l’utopie, écrire, ici, l’est également. L’ouvrage, aussi drôle que puissant, a la force d’une arme qui libère, ici et maintenant.


[1] Récemment, Paul Magnette, L’autre moitié du monde. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2023.