Dans Le cinéma de Léaud, Gérard Gavarry propose une figure de l’acteur en forme d’une succession aléatoire de prises cinématographiques, mêlant extraits de films, réflexions sur le comédien et souvenirs personnels.
Comme il l’a fait parfois dans ses écrits, notamment dans La ville de Paris qu’il décrit par de très courts textes, Gérard Gavarry reprend cette formule dans son dernier livre, Le cinéma de Léaud. À travers cinquante-quatre minuscules fragments, il dessine, avec humour et légèreté, un portrait attachant et bienveillant de Jean-Pierre Léaud… et une ode au cinéma. Dans dix-huit d’entre eux, l’écrivain analyse le jeu de l’acteur. Et dans vingt-sept autres, il évoque des scènes de films. Neuf autres textes enfin décrivent des souvenirs personnels de l’auteur avec Jean-Pierre Léaud en colonie de vacances à Pontigny en 1958 et plus tard dans le quartier du Jardin des plantes, où ils se croisèrent à plusieurs reprises. Ces thèmes sont différenciés par la typographie : italique, gras, minuscules, et par le format, rarement plus de deux pages, donnant à l’ensemble une touche de montage cinématographique.
Gérard Gavarry relève et décrit des mini-séquences de films dans lesquelles Jean-Pierre Léaud tient un rôle plus ou moins important. Ce sont autant de gestes, de postures, de regards, de mimiques qui rejettent à l’arrière-plan le comédien lui-même ou les personnages qu’il interprète. Un tel découpage synecdotique, qui devrait évoquer Jean-Pierre Léaud, ne renvoie… à rien, ou tout au plus à son image. Tous ces signes que l’auteur jette en vrac occultent le comédien, le font disparaître du récit en quelque sorte. On pense ici à Jean Baudrillard pour qui l’image, la copie, font disparaitre la réalité : « tout est dans l’image, il n’y a plus rien hors-champ ». Gérard Gavarry précise d’ailleurs que « Léaud met en scène des signes. Ce qu’il inscrit dans l’espace filmé par la caméra est une chorégraphie de signes ». L’image – les images plutôt – que l’auteur forge de Léaud se dévoile en une série de traits d’une grande netteté, comme un kaléidoscope de fragments photographiques. On évoquera ici deux ou trois traits parmi ceux que l’auteur met en lumière.
Ainsi, Léaud est un gestuel. Ses mains sont toujours en mouvement, lent ou rapide. Ses gestes sont larges ou saccadés, brouillons ou délicats, prudents ou hésitants, ou, comme le disait Jean-Luc Godard, inachevés. Il remonte le col de son pull dans Les quatre cents coups de François Truffaut ; il a les mains baladeuses sur le dos des filles dans Le père Noël a les yeux bleus de Jean Eustache ; sa main se retient face aux billets volés dans Une aventure de Billy le Kid de Luc Moullet ou encore il arrête le geste de sa main avant de caresser le visage de Carol dans Grandeur et décadence de Jean-Luc Godard. Léaud fume toujours, dans tous ses films. Il fume maladroitement. La gestuelle pour lui compte plus que la volupté de l’inhalation. Dans Irma Vep d’Olivier Assayas, on le voit se passer les mains sur le visage comme s’il était pris dans de douloureuses pensées, un peu comme Humphrey Bogart, perplexe, se tirant le lobe de l’oreille dans Le grand sommeil de Howard Hawks. Dans La mort de Louis XIV d’Albert Serra, au début du film, on peut voir que « la bouche du roi s’était ouverte et refermée en un éclair comme mue par un ressort ». Gérard Gavarry parle du « corps désuni » de Léaud « en morceaux », les doigts là, le regard ailleurs, les jambes en « cavalcade ». Car l’acteur court souvent, beaucoup. Dans J’ai engagé un tueur d’Aki Kaurismäki, par exemple, alors que Vic le barman (Serge Reggiani) s’interpose face au tueur, Léaud s’enfuit en courant. Le terme de chorégraphie se justifie ici, une chorégraphie du geste ou peut-être même s’agit-il de pantomime.
Jean-Pierre Léaud à l’écran, c’est aussi un visage ou plus exactement un regard. Non pas son regard mais celui de la caméra. Bien que pudique, il a besoin d’être regardé de près. Face à la caméra, il joue l’acteur, comme une mise en abyme du jeu dans le jeu de l’acteur. Son corps, son visage, ses mains composent ce que l’auteur appelle un « corps-image » mais où seuls le jeu et l’image apparaissent à l’écran, renvoyant hors champ le comédien lui-même.
Le corps de Léaud est souvent tendu et raide, enfermé en lui-même. Dans une séquence de Baisers volés de François Truffaut, on le voit, cachant sa nudité, la « couverture remontée jusque sous le menton, moitié ravi, moitié mort de trouille ».
Gérard Gavarry raconte dans l’un de ses souvenirs de Pontigny à l’été 1958, lors d’une sortie pour une baignade, comment, « surjouant l’équilibriste », le tout jeune Léaud « avança pas à pas, les deux bras écartés pour faire balancier, et, arrivé à hauteur de la vanne qui équipait le barrage, il s’arrêta… ». Équilibriste encore, mais en 2018 cette fois, au Jardin des plantes, lorsqu’il se met « à virevolter sur la chaussée, jouant les toréros face aux voitures… il trébucha, faillit tomber, essaya, en affichant un grand sourire, de faire passer son titubement pour une acrobatie volontaire ».
Le visage de Léaud est souvent triste, sombre. Dans ses yeux se lit un « fond de détresse ». Il sourit très rarement et, lorsqu’il le fait, c’est toujours avec une grande douceur. Lorsqu’il parle, sa voix est « plate », « voilée », signe d’une lassitude inexpliquée. Et pourtant, sous son regard et sa voix c’est son visage juvénile qui apparait à l’écran comme s’il était resté toute sa vie le Doinel des Quatre cents coups.
On peut noter aussi la volonté tenace de Léaud d’apparaître comme un intellectuel. « Il parle souvent comme un livre », dit de lui l’auteur. On le voit un livre à la main dans Masculin féminin de Jean-Luc Godard. Quel que soit le film, Léaud est un lecteur. Il lit en marchant, au bistrot, debout, couché… Retranché dans la lecture, il se dévoile aussi en solitaire, un peu triste comme dans J’ai engagé un tueur d’Aki Kaurismäki et indifférent aux autres dans Week-end de Jean-Luc Godard. Un Jean-Pierre Léaud élevé en mythe cinématographique.