Et le souvenir que je garde au cœur  

1974, Barcelone : le retour au pays d’une « enfant forcée du franquisme » qui veut tout voir et tout connaître. Publié en 1977 par l’autrice féministe Montserrat Roig (1946-1991), considérée comme une figure essentielle de la littérature catalane, Le temps des cerises nous mène aux côtés de Natàlia dans le quartier bourgeois de l’Eixample, où elle a grandi. Aux dernières heures du franquisme, sa famille reste peu préoccupée par le contexte politique, mais disloquée, touchée malgré tout par les drames du passé et les impasses du présent. Un roman d’une singulière densité et à l’écriture vivante dont les personnages féminins font le sel, ombres dans un décor dont Montserrat Roig prend toute la mesure.

Montserrat Roig | Le temps des cerises. Trad. du catalan par Marc Audi. La Croisée, 240 p., 20 €

Tout ce qu’il s’est passé chez les Miralpeix, avant et depuis le départ de Natàlia, la fille, il y a douze ans. Et tout ce qui pourrait changer. Le récit de Montserrat Roig est une fresque familiale qui s’ouvre en 1974 sur une Espagne aux dernières heures de la dictature franquiste. Bientôt une nouvelle ère (Franco meurt en 1975), mais rien n’est encore fait. « Ça dure, ça dure », et Natàlia retrouve si bien ses marques que l’on veut bien croire qu’« à peu de choses près » le présent va comme douze ans auparavant.

Après des années d’exil volontaire à Paris et Londres, Natàlia, certainement, a changé, devenue photographe, qui pendant tout ce temps a appris à « regarder » et « à aimer le plaisir ». À trente-six ans, elle sait maintenant qu’elle peut être indépendante et « choisir de quoi [sera] faite sa vie ». Même, elle semble prête à « renouer avec ce qu’elle [a] laissé derrière » : sa famille, et les drames et conflits qui vont avec. 

Tante Patrícia, qui semble la plus déclassée des membres restants de la famille bourgeoise catalane, accueille Natàlia en attendant qu’elle trouve du travail. Rien n’a changé chez elle – toujours « les objets dépolis, le silence de l’escalier, les odeurs, le marbre luisant des marches légèrement ébréchées » –, mais tout de même Patrícia a dû vendre le jardin, et les années ont passé sur les choses – élimées, effilochées, cassées.

Natàlia va revoir aussi Encarta, la bonne, qui officie chez les Miralpeix depuis toujours, puis Lluís, son frère, et Sílvia. Ils ont un fils, Màrius, qui doit être grand maintenant. Peut-être va-t-elle également rendre visite à ce père, gauchiste qui avait viré catholique sévère et menacé de la dénoncer suite à son avortement – illégal.

Si elle ménage quelques mystères, jamais Montserrat Roig ne nous tient à distance. Elle travaille une narration omnisciente qui ne se laisse rien dicter. Bientôt, autour de Natàlia, c’est en effet un épaississement ininterrompu du récit. Et nous sommes tour à tour dans la tête de Patrícia, de Sílvia, la belle-sœur, de Lluís, le frère, de Joan, le père… Le temps se frictionne. Se dessinent avec chacun des personnages plusieurs strates du passé, qui précèdent parfois la naissance de Natàlia, et une palette d’états psychiques sans doute représentatifs des esprits de l’époque. Comment passent leur vie, leurs espérances ; quels choix décisifs ; quels manques, quels drames qui précipitent une rudesse d’esprit ou plongent dans une tristesse inconsolable. Leur rapport au sexe, leurs solitudes… 

Le Temps des cerises de Montserrat Roig
Montserrat Roig, et à sa droite Joan Tarragó (exilé républicain espagnol) © CC-BY-4.0/Triangle blau/WikiCommons

Sans gravité, Montserrat Roig énergise les souvenirs et les anecdotes au moyen d’un style tourbillonnant. Poétique lorsqu’elle décrit le ciel et les lieux. Presque organique lorsqu’il s’agit des corps. Journalistique, on dirait (pour elle qui fut journaliste et intervieweuse télé), pour des passages qui sont comme des portraits. Partout, l’autrice catalane ramasse les dialogues sur eux-mêmes et fait se croiser les regards. Ce sont aussi des scènes à toute vitesse comme si on y était, qui versent parfois dans la satire (c’est grinçant et jubilatoire). Et d’autres dont Montserrat Roig ne masque pas la violence (celle, étendue, de l’avortement clandestin de Natàlia ; celle d’une manifestation de soutien aux mineurs d’Asturie abruptement réprimée par « les flics »). 

« Je suis entrée avide de tout comprendre, se disait Natàlia… et je ne saisis pas grand-chose. » C’est que rien du côté des Miralpeix ne laisse présager les transformations à venir. Comme la ville – des rues désormais goudronnées, des palmiers, des banques –, ils n’ont changé qu’en apparence. « Se remplir les poches, c’est une manière comme une autre d’oublier. » Lluís et Sílvia sont à la pointe, qui ont repensé la décoration intérieure de leur maison de bout en bout, où l’on ne trouve plus rien de vieillot. Pour Lluís, seules les techniques et les progrès de la science sont dignes d’intérêt. Et les voitures, les films américains, les femmes. Mais pas la sienne. Il est aussi machiste que les anciens, préfère Sílvia à la maison. Docile et sans travail. « Poupée » que son beau-père voulait déjà la plus jolie de la maison. Alors Sílvia s’occupe de son habitat comme de son corps. C’en est risible. Elle pense gym, massage, coiffeur, se tartine de toutes sortes de crèmes pour éviter de vieillir. Et n’est que déni et frustration. 

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Parmi les connaissances artistes et intellectuelles engagées de Natàlia, l’immobilisme et l’attente, même si plus conscients, ont fatigué les élans, et l’on ne compte plus que sur une jeunesse qui continue elle d’envisager de fuir. Il est grand temps que ça bouge. Les corps, engoncés ou vieillissants, creux d’un empêchement à vivre, déjà marqués pour certains par la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile, pourraient bien lâcher. Tombés fous… si ce n’est déjà le cas. Natàlia, qui a toujours refusé que le temps ait prise sur elle, le pressent. Dans cette Barcelone devenue bruyante, elle « [entend] autre chose, comme si la ville hurlait, elle hurle pour ne pas s’entendre. » Et que hurle-t-elle ? 

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Qu’est-ce qui hurle alors ? Qui ? Sous « un ciel de torpeur et de mal de tête », il faut s’attarder sur ces vies de femmes corsetées ou libres dont Montserrat Roig multiplie dans son livre les visages.

 Avec ce premier roman traduit en français (parfaitement, par Marc Audi) de Montserrat Roig, on découvre une autrice dont l’engagement politique et féministe fut constant jusqu’à sa mort prématurée en 1991 (d’un cancer du sein). Qui ne cachait ni ses idéaux catalanistes ni son engagement communiste. Qui a participé aux mouvements estudiantins antifranquistes et pris part aux manifestations féministes – on la voit en 1976 dans les rues de Barcelone exiger, aux côtés de centaines d’autres femmes, l’abolition du délit d’adultère, la libéralisation de l’avortement, une loi sur le divorce… Écrivaine récompensée, journaliste notoire, elle enseigna également, à Bristol, à Glasgow et à l’université d’Arizona. Et ses diverses casquettes appartiennent à une œuvre tout aussi plurielle, qui touche aussi à l’essai (sa carrière est marquée par la publication – la même année que Le temps de cerises – d’un livre enquête sur les Catalans déportés dans les camps nazis). 

Qu’est-ce qui hurle alors ? Qui ? Sous « un ciel de torpeur et de mal de tête », il faut s’attarder sur ces vies de femmes corsetées ou libres dont Montserrat Roig multiplie dans son livre les visages. Elles ne sont pas ces « niaises » inutiles à la société. Patrícia, d’ailleurs, est moins « mal fichue » qu’avant, plus souriante. Depuis que son mari est mort, « elle dit qu’elle a découvert la vérité de la vie et qu’elle se sent flouée ». Encarta, la bonne, va, elle, se marier, dix ans que Jaume lui fait la cour !, mais avant d’accepter elle a longuement peser les pour et les contre, et envoyé une lettre à Elena Francis, cette animatrice radio qui conseille les femmes. Sílvia, prompte à ne pas faire de vague, n’ignore tout de même pas que Lluís la trompe et elle ne se prive pas de critiquer les hommes avec ses amies (point d’orgue, une réunion Tupperware chez elle, qui vire à la bacchanale – on ne s’en remet pas). On se rappelle même maintenant cette amie de Judit, la mère de Natàlia, qui dans les années 1930 portait le pantalon et fumait « comme un pompier », frivole, courageuse, libre, inscrite à « l’Alliance des Femmes Jeunes ». Sa mort aura sans doute précipité celle de Judit, et à sa suite la folie de Joan et, poussons plus loin, l’exil de Natàlia. 

La démocratie ne pourra être sans les femmes, et sans la jeunesse, conclut-on. À Màrius, son neveu qui méprise ses parents, écrit des poèmes et écoute les Rolling Stones, Natàlia explique le temps des cerises (la fameuse chanson de Jean Baptiste Clément et Antoine Renard). « Pour le vouloir, il faut croire qu’il arrivera un jour. » Un temps de bonheur et de résilience, où les peines d’amour compteraient pour seule menace.