Bernard Réquichot et Robert Ryman

Notre chronique nous fait visiter aujourd’hui deux expositions : la première est consacrée au peintre français Bernard Réquichot (1929-1961), la seconde à l’artiste américain Robert Ryman (1930-2019).

| Bernard Réquichot. « Je n’ai jamais commencé à peindre ». Musée national d’Art moderne. Jusqu’au 2 septembre 2024
| Robert Ryman. Le regard en acte. Musée de l’Orangerie. Jusqu’au 1er juillet 2024

Place Georges-Pompidou, 4e arrondissement de Paris – En marge de la somptueuse rétrospective que le musée national d’Art moderne consacre à l’œuvre de Constantin Brancusi, les collections permanentes accueillent une petite exposition, elle aussi en forme de rétrospective, de l’œuvre de Bernard Réquichot. Quelques amateurs le connaissent, le grand public un peu moins, et certains visiteurs égarés dans les salles aménagées pour l’occasion ricanent en les parcourant, d’un petit rire nerveux, à contretemps de l’accrochage.

Si les premières œuvres qu’ils découvrent sont effectivement déjà singulières – Réquichot a commencé à peindre au début des années 1950 et il mit fin à ses jours en 1961, à trente-deux ans –, elles ne sont pourtant pas encore déroutantes. On y reconnaît en effet l’influence de Jacques Villon, qu’il fréquenta, un facettage des figures en général et du crâne en particulier rappelant les Tal Coat d’avant-guerre, un goût des damiers fins à la Paul Klee, et même un souci du bâti cousu de saillances rouge-sang tel que Nicolas de Staël le pratiquait.

Avec À l’ombre du crime (collection APR), en 1955, Réquichot marque une rupture vis-à-vis de ces différents héritages : la matière s’y fait plus organique, les lignes s’écoulent en traces, et les grilles qu’elles composaient se bornent à présent à quelques griffures éparses. La rigueur graphique des œuvres antérieures laissait supposer qu’au lieu de retenir leur désir d’extravaguer il finirait par lui donner libre cours. Reste que les formes qu’ont prises ces extravagances par la suite étaient quant à elles nettement moins prévisibles. 

Bernard Réquichot “Je n’ai jamais commencé à peindre” 
« La Cocarde, Le Déchet des continents », de Bernard Réquichot (1961) © Paris, Centre Pompidou, Mnam-Cci

Au cours des trois années suivantes, entre 1955 et 1958 donc, Réquichot s’oriente en effet dans deux directions distinctes. D’un côté, ses séries de Traces graphiques à dominante bleu-noir pulvérisent le réseau linéaire élaboré dans les toiles antérieures, même si le peintre ne renonce tout à fait ni à la rigueur ni à la minutie à l’heure de projeter ses éclats en un grand geste emphatique. À l’innombrable répond alors l’innommable, en ce que, d’un autre côté, ses figures se liquéfient au point de ne plus pouvoir être nommées qu’approximativement ou avec ironie, à l’image de son Embryon débonnaire de 1956 (galerie Alain Margaron). Là encore, cependant, quelques lignes continuent de détacher du fond coloré dans lesquelles elles s’enfoncent les silhouettes amollies d’un corps, d’une branche, ou d’un mouvement.

L’artiste confirme par la suite son évolution dans ce second registre proche de celui des dadaïstes. Ses dessins cellulaires et spiralés des années 1957-1958 cohabitent ainsi avec des collages et des caissons vitrés emplis de rebuts et d’ossements qu’il désigne comme des « reliquaires ». Cette fois, Réquichot se situe à l’intersection exacte des Combine Paintings de Robert Rauschenberg et des Accumulations d’Arman ; du moins chronologiquement, puisqu’au contraire de ce dernier les compilations de Réquichot sont essentiellement hétérogènes et qu’à rebours du premier ses collages maintiennent l’homogénéité que définit a priori pour eux la structure picturale.

Lorsque l’on s’effraie, par exemple, de découvrir que les formes que l’on pensait de loin organiques ou biomorphes et dans tous les cas décoratives résultent en fait d’une collusion de fragments de corps humains découpés dans un magazine illustré, comme dans une œuvre Sans titre de 1957 (galerie Alain Margaron), cette frayeur vient de ce que le respect de la planéité du tableau auquel s’astreint Réquichot, et qu’il prouve en laissant la toile en grande partie visible, n’avait pas préparé l’œil à la disparité visuelle qui le fonde ; d’autant moins qu’à y regarder de près lignes et traces graphiques subsistent presque partout désormais sous forme de simples notations. 

En d’autres termes, le trouble visuel naît de ce que ses assemblages sont visiblement des tableaux de peinture – des représentations – et à l’évidence des montages photographiques – des présentations, leur statut changeant en fonction de la distance à laquelle on les observe, sans qu’un changement de distance permette pour autant de définir une fois pour toutes leur statut exact. De même que le fragment de revue découpé se « picturalise », de même l’écriture de ses Lettres, qu’elles soient d’insultes ou de remerciements (1961, musée national d’Art moderne), se « dessine », et par là s’avère aussi élégamment tracée que parfaitement illisible.

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Ce principe d’altération continue rend par conséquent toute image produite par Réquichot flottante, pour ne pas dire suspecte, sans qu’à aucun moment le peintre ait en quelque façon la bonté de livrer aux regardeurs les clefs de la critique suspicieuse que son art élabore pourtant bel et bien. Pas de clef, donc, mais des formes sur lesquelles glisse le regard au moment même où il en pressent le sens sans pouvoir le nommer. 

Dans un texte important qu’il consacra en 1973 à l’œuvre et au « corps » de Réquichot, Roland Barthes écrivit que « la forme, c’est ce qui est entre la chose et le nom, c’est ce qui retarde le nom ». Sous ce rapport, on pourrait parfois croire que le peintre bégaie ou ahane, avant de s’apercevoir qu’il ne fait en vérité que reprendre son souffle ; la boucle spiralée étant la forme-signe de cette reprise sans repos, car il n’est en définitive rien de moins reposant que le souffle de Réquichot.

Jardin des Tuileries, 1er arrondissement de Paris – En comparaison, la voix de Robert Ryman paraît incontestablement plus posée. Ce qui ne la rend pas plus « transparente » pour autant, ne serait-ce que parce que l’on n’y entend là non plus aucun nom, ni aucun verbe d’ailleurs, seulement des séries d’infra-formes qui se confondent elles-mêmes avec un ton – un ton égal – celui du blanc, induisant une certaine idée du silence, ou plus exactement de son timbre. 

N’étaient, là aussi dans ses premières peintures (Sans titre, 1958, The Greenwich Collection), quelques incises à la hampe, une sous-couche colorée d’où émerge un pseudo-carré noir ou brun-rouge coupé en surface par le bord de la toile, la peinture de Ryman fut dès le début essentiellement blanche, et elle l’est demeurée. Non pas de plus en plus blanche, toutefois, mais de plus en plus nuancée de blancs. 

Des blancs doucement maçonnés quoique un peu désœuvrés (Sans titre A, 1961, collection particulière) ou réguliers au contraire (Sans titre, 1965, MoMA), des blancs émaillés translucides (Sans titre, 1965, MoMA), comme cousus entre eux (Beacon, 1974, collection particulière) ou crépis et travaillés tantôt au gesso (Chapter, 1981, musée national d’Art moderne) tantôt à la laque (Check, 1993, collection particulière), des blancs mouchetés (Carrier, 1979, Whitney Museum) ou bien embués de bleu (Series #1 (White) (2004, Pinault Collection), et même des blancs scripturaux dans lesquels l’écriture se confond – se profond – avec sa propre blancheur (Empire, 1973, Guggenheim Museum) comme elle « s’illisibilisait » au fil des lettres de Réquichot.

Robert Ryman
« Adelphi », de Robert Ryman (1967) © 2024 Robert Ryman/ ADAGP, Paris

C’est afin de rendre compte de toutes ces inflexions que Ryman fait porter sur une même couleur (mais cette mêmeté devient elle-même douteuse) qu’il faudrait cette fois non pas déduire de sa peinture un souffle mais l’imaginer comme une voix – une voix possiblement instrumentale par ailleurs (le peintre fut d’abord saxophoniste de jazz). 

Significativement, les rires qui accompagnent également son exposition au musée de l’Orangerie y sont plus étouffés que dans les salles du Centre Pompidou. Ils sont pour la plupart le fait de visiteurs non pas déroutés mais ennuyés, comme peut l’être l’auditeur d’un chant ou d’un récit qui ne saisirait pas l’infime-infini grain d’une voix apparemment monocorde – ici les variations de facture d’une peinture d’apparence monochrome dont la « voix » semble tour à tourlissée et enrobée, érayée et saccadée, enrouée aussi par endroits, lumineuse ou profonde suivant les cas. Il arrive que fluette elle s’amenuise mais sans jamais s’éteindre, puisqu’elle ne laisse que des « blancs », comme on en trouve dans la conversation et plus rarement dans l’écriture, la peinture de Ryman n’ayant peut-être à cet égard pour véritable équivalent que la poésie d’André du Bouchet. 

Si l’on recherchait d’où provient pareille voix – hors la littérature qu’elle met au défi, hors la musique qui en constitue le fond sonore –, il faudrait peut-être regarder du côté de la peinture uniste qu’avait théorisée et pratiquée Wladyslaw Strzeminski dans le sillage de Kazimir Malevitch. L’enjeu politique et esthétique était en effet pour le peintre de Lodz de parvenir à un tableau ne se prévalant iconographiquement et formellement d’aucun dualisme : ni primauté du dessin sur la couleur, ni de la figure sur le fond, pas même le renversement de ces hiérarchies – nulle hiérarchie en somme. Alors adviendrait peut-être, estimait Strzeminski, l’image d’une révolution véritablement égalitaire – alors on se rendrait compte que tout l’art antérieur, à peu d’exceptions près, a presque toujours obéi, sans les contester, à des principes dualistes, hiérarchiques, inégalitaires.

Ryman n’est sans doute pas un révolutionnaire au sens où l’était Strzeminski, sa peinture redonde avec elle-même en faisant du blanc une nuée, d’un bord une brume, d’un fond une onde, mais ce serait priver sa voix d’une partie de sa teneur que de lui dénier toute couleur politique. Comme chez Strzeminski ou Malevitch avant lui, l’art de Ryman aboutit en effet à une peinture sans objet, qui cherche même à se dédire de sa propre objectalité sans pour autant feindre l’évanescence. Elle n’est pas pure, et ne se veut pas telle. Simplement, sa matérialité ne se résout pas en un objet non plus qu’elle s’absout dans sa propre blancheur. 

Elle reste au bord de la matière, bordée de matière, au point que le peintre semble n’avoir rien entrepris d’autre, finalement, que de restituer au blanc la matérialité que la tradition lui contestait. De fait, il existe de longue date une image du blanc, une image répandue, qui fait de cette couleur le comble de la pureté, et par conséquent de l’inaccessibilité. Sans doute cette image s’interpose-t-elle encore devant la peinture de Ryman, quand on la dit peu accessible, justement, alors même qu’elle cherche à donner accès à une expérience de la blancheur distincte de l’idée qu’on s’en fait, une blancheur nécessairement altérée puisque peinte et non prononcée. 

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