Nicolas Rouillé et Claire Dutrait travaillent sur une même vallée, au nord de Carcassonne, ses ravins et son immense mine d’or tant prisée par l’industrie mondiale durant tout le XXe siècle. Leurs livre proposent deux regards pour retrouver la mémoire au présent : celui d’un explorateur qui écoute la mémoire au travail, celui d’une femme qui se demande comment parler de cette désolation. Peut-on raconter la post-mine et ses ravages ?
Nicolas Rouillé court de mine en mine depuis une décennie. Il nous avait déjà donné un remarquable « western papou », Timika (Anacharsis, 2018), l’histoire de migrants chercheurs d’or venus tenter leur chance sur les sites de l’Indonésie. La vue était de loin et en partie imaginée. C’est qu’à l’époque l’auteur ignorait qu’à deux pas de chez lui, non loin de Carcassonne, dans cette région de châtaigniers, de garrigues et de châteaux cathares, se tenait une plaie ouverte. Sur le versant sud de la montagne Noire, la vallée de l’Orbiel et le site de Salsigne, s’étendait la plus grande mine d’or d’Europe, fermée depuis vingt ans.
L’auteur s’affole : comment n’a-t-il pas su ? Il ouvre rapidement les archives, découvre les enfants intoxiqués à l’arsenic après les crues dévastatrices. Il se transforme alors en explorateur. Pendant quatre ans, Nicolas Rouillé rencontre une centaine d’habitants, enfants et petits-enfants d’ouvriers de l’usine, d’anciens habitants des cités ouvrières, des vieux retraités, mais aussi des membres du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), de l’agence régionale de santé (ARS), des membres d’associations, des travailleurs sociaux, des commerçants.
L’ouvrage est de témoignage, les vieux se souviennent des mulets, des sentiers de poussière et de fumée ; d’autres racontent l’accident « qui arrive toujours d’en haut », le destin tout tracé des enfants (« tu iras à la mine »), les grèves et les garde-chiourmes ; le pays des fumées et les après-midi sans fin. Et que dire des maladies, de la cohorte des perforations nasales avec l’arsenic, bronchites et cancers, la surdité avec les marteaux-piqueurs, les troubles angioneurotiques. En flash, les témoignages se succèdent, les noms des quatre-vingt-dix mineurs décédés de 1926 à 1996, les photographies prises par un drone sur le trou béant de la fosse d’extraction, l’interdiction d’écrire « arsenic », le stockage des déchets.
À chaque page, l’anamnèse du travail de fond ouvre les mots, même en brisure : front de taille, coups de mine, la purge, les sondages, boutefeu, carottage, filon, ventube. « C’est vrai que ça secouait dans le village, quand on tirait […]. On avait mis un sismographe à l’église, ça enregistrait les ondes de choc pour voir si c’était pas trop fort. Y a des fois où on se faisait engueuler parce qu’on tirait trop. » Les éclats jaillissent en quelques phrases et s’interrompent sec. « On recevait des bidons de 250 litres du Japon marqués « cuivre-arsenic ». Quand tu ouvrais les sacs, ça commençait à fumer. Ça chauffait, ça se consumait. »
Les accidents pour les enfants de l’époque sont en image : un gros nuage avec une drôle de couleur, vert, gris, jaune… Et de se sauver en courant. Courir quand les odeurs et les poussières devenaient trop violentes. Courir pour fuir les fumées de l’acide sulfurique. Courir pour se réfugier auprès de la mère qui crie : « On ferme la porte, on ferme les fenêtres et on la ferme, parce que c’est le salaire qui rentre ! » Le salaire à vivre se gagne en apnée. L’enfant se souvient. Apprendre à « la fermer ». Le salaire à passer la serpillère six fois par jours. La cheminée de 135 mètres, les fumées jusqu’à Béziers. Pendant ce temps, à l’école du village on lui enseigne les rois de France, la première croisade des Albigeois, les chefs cathares et les seigneuries. Mieux vaut les éboulis des châteaux que ceux de la mine. L’arsenic pour les gaz de combat ? Ah non, quand même.
Cette histoire orale avec cent quarante personnes reste embryonnaire. Car les prises de parole se font en « brèves », en quelques mots, un flash, une image, un corps crispé, une phrase entendue, « c’est comme si on m’avait enterré vivant », dit le mari de Jeanne au premier jour de la descente dans le gouffre. Elle ne voulait pas que son mari entrât à la mine, elle s’y opposait fermement. Trop de risque pour l’argent. Il ne l’a pas écoutée. Et de remonter l’horloge : une semaine du matin, une semaine du soir, une semaine de nuit. « Le petit disait, j’en ai marre, j’ai un papa qui dort tout le temps ! » Les mots viennent en étincelles, comme des touches qui livrent des plages courtes, des fragments sans attaches, de sorte que l’on peine à tisser des paysages plus larges sur le quotidien de l’après-mine.
En contrepoint, les paroles des experts sont plus assurées. Notamment lorsque la DDASS de l’Aude, en 1997, diligente une enquête épidémiologique, genre cataplasme. L’arsenic est passé dans le sang des riverains, dit-elle, mais en quantité faible. Tout devrait bien se passer, à condition d’éviter les légumes du potager, l’eau des puits, le raisin de la vigne et, en ce qui concerne les enfants, les jeux dans le sable ou la terre ! La préfecture interdit la « mise sur le marché du thym et des légumes feuilles de la vallée de l’Orbiel ». Les champignons, les foies d’ovins, les abeilles et les aiguilles de pin sont contaminés par l’arsenic, le plomb, le zinc, le cadmium. Invivable. Mais on ne veut pas quitter la vallée, le lieu de sa naissance.
C’est un cauchemar que Claire Dutrait veut dire autrement. Elle propose une tout autre posture avec Vivre en arsenic, un voyage pour faire entrer l’arsenic et la vallée comme acteurs dans le récit de ce territoire. Un héritage qui rassemble plusieurs mémoires, celle de la valeur de l’or, celle du monde rural et du monde ouvrier, celle des migrations, celle de la fierté au travail, celle du chômage, de la reconnaissance des maladies environnementales et des dommages environnementaux, celle de l’attachement à vivre là.
Comment parler de la vie dans les ruines sans ajouter à la ruine ? s’interroge Claire Dutrait. Et de mêler la langue poétique, des listes de mots, la survenue d’Emma Bovary, et de sa fille Berthe, pour porter le personnage de suicidée à l’arsenic, qui va et vient au fil des pages. L’auteure cherche une ligne de fuite de l’amas de discours très violents entre les habitants, les chercheurs, les journalistes, les enquêteurs, le monde politique. Et de naviguer entre les non-dits, les secrets, les tensions qui polluent la mémoire et toutes les relations. Par exemple, à partir d’une phrase d’une habitante qui sans cesse revient : « Tu vois, on vit bien ici. »
Comment comprendre ce « on vit bien ici » ? Comment saisir cet attachement sur des restes de restes ? Sous le parasol Ricard, près du toboggan des enfants qui marchent sur un gazon synthétique pour qu’ils ne se contaminent pas – croit-on –, on commente la descente des camions jaunes, grosses roues, moteurs et freins puissants qui déchargent un nouveau tri. « On est bien ici ». Car partir pour où ? Fierté du travail ? Mémoire des migrations antérieures ? Cette nouvelle vie meilleure recherchée à la mine par des familles venues d’Algérie, d’Italie, d’Espagne, de Pologne, de Grèce… Tous ces élans pour devenir français, s’attacher à une maison, un terrain, un jardin, la pêche, la chasse, les champignons, et ce salaire assuré. Comment le dire ? Et l’auteure de croiser des poèmes, des métaphores, des échos des mines du monde entier pour saisir cette situation pour le moins partagée : vivre à côté des restes. À côté de la pollution. Des dépôt des cheminées. La pulpe d’arsenic. Sur les sols minés par les mines.
Claire Dutrait ne fait pas comme si elle avait une histoire toute prête. Elle écarte l’insécurité juridique qui règne pour tous les habitants au profit d’un ancrage au présent, préférant se résoudre aux prises de parole dans lesquelles l’attache est plus forte qu’un nouveau départ. Les amarres sont pleines d’affects. Il ne reste plus qu’à apprendre de ces savoir-faire, dessiner une cartographie des savoirs en conflit pour mieux vivre sur place, et « prendre soin des occasions qui relient les gens les uns aux autres ».