L’axolotl est un livre agréable à lire et à manier avec son petit format, son papier de couleur bleue et ses illustrations placées en milieu d’ouvrage. Enrichie d’une postface de Gilles A. Tiberghien, philosophe spécialiste de l’art moderne, la traduction en français de ce court texte, écrit au Mexique dans les années 1950, a l’immense mérite de raviver la mémoire d’un artiste et écrivain trop oublié chez nous, Wolfgang Paalen. Son nom reste pourtant attaché à l’histoire de la peinture américaine et à celle du surréalisme.
Wolfgang Paalen, né en 1905 en Autriche, a vécu là où les mouvements artistiques s’implantaient, en Allemagne, en France, et surtout au Mexique, qu’il a rejoint en 1938 et où s’est déroulée une grande partie de son existence. Passeur entre les pays et les continents, il a écrit en trois langues (allemand, anglais et français) quantité d’articles et quelques courts récits (dont L’axolotl), allant jusqu’à s’essayer au théâtre : comme beaucoup d’autres de cette génération, Wolfgang Paalen a touché à tout, même si la peinture constitue l’essentiel de son œuvre. Maître de l’expressionnisme abstrait, fondateur à Mexico de la revue Dyn qui ouvrait l’art moderne à l’archéologie et aux sciences, il a abondamment participé aux débats suscités par le leadership d’André Breton, et a fait le lien entre l’Europe et l’avant-garde mexicaine autour de Diego de Ribeira, se passionnant du même coup pour l’art précolombien. Si la renommée de Wolfgang Paalen s’est quelque peu ternie, notamment en France, c’est avec une curiosité toute neuve que l’on redécouvre aujourd’hui, grâce à la traductrice Marianne Dautrey, un échantillon remarquable de son œuvre écrite.
L’axolotl intrigue déjà par son titre : que vient faire ici ce petit animal qui interroge la science depuis qu’Alexander von Humboldt a introduit en Europe les premiers spécimens, prélevés dans un lac mexicain ? Il faut reconnaître que cet amphibien proche de la salamandre possède un nombre d’atouts impressionnant : il peut demeurer toute sa vie dans l’eau à l’état larvaire, et vivre ainsi une éternelle enfance qui ne l’empêche pourtant pas de se reproduire ; il peut aussi, si l’envie lui en prend, développer ses poumons et opter pour la vie terrestre, réalisant ainsi un parcours qui résume toute l’évolution. Et pour parfaire le tableau, il est capable de régénérer ses organes endommagés ou détruits ! Ce que seule la science-fiction pouvait imaginer jusqu’alors a de quoi susciter l’envie et occuper les biologistes dans leurs laboratoires.
Mais les premiers habitants du Mexique ont fait la connaissance de l’axolotl bien avant nous, et son incroyable pedigree lui valut d’entrer dans le cycle de leurs récits cosmologiques, pour devenir l’ultime métamorphose du dieu Xolotl lorsque celui-ci tenta d’échapper à un destin qui le condamnait à mourir. Paalen connaissait bien les peuples précolombiens, leurs sites encore préservés du tourisme de masse, leur art, leurs croyances, leurs formidables observations du ciel. Or, dans leur mythologie, Xolotl avait un frère jumeau (relié comme lui aux phases de la planète Vénus), et c’est sans doute ce qui suggéra à l’auteur d’offrir à l’axolotl, en tant qu’incarnation d’un dieu double, le rôle titre d’un récit consacré à l’identité et à la dualité de l’être.
Il imagine ainsi que deux frères, Don Beltrán et Don Fidelio, ont épousé deux jumelles homozygotes, Leandra et Leontina, d’autant plus impossibles à distinguer l’une de l’autre qu’« il semblait que la matière de l’âme d’un seul enfant avait été déversée dans un double réceptacle au moment de leur venue au monde ». Ces sœurs sont déjà mortes lorsque commence le récit, il ne reste d’elles dans l’hacienda où vivent encore leurs époux que deux tableaux, identiques bien sûr, à deux infimes détails près apposés par le peintre : il n’y a plus qu’à conter l’étrange vie de ces couples symétriques, bouleversée au moment où l’un des frères se mit en tête de vivre avec la femme de l’autre, taraudé par une irrépressible curiosité, et craignant d’avoir été désavantagé au moment du choix des épouses confié au seul hasard d’un coup de dé. Y est-il parvenu, ou la femme avec laquelle il s’est enfui en France et en Espagne, avec la connivence de sa mère, n’était-elle autre que la sienne ? Il finit par se demander, longtemps après, s’il n’avait pas « poursuivi une chimère dans cette créature duelle » : jeu de miroir, piège de l’illusion dont est victime aussi, des années après, Ignacio, le personnage qui recueille le récit, en prenant le second portrait de femme qu’il aperçoit pour le reflet du premier.
Mais avant d’atteindre l’étrange hacienda, Ignacio, qui parcourt la montagne mexicaine à la recherche de mines oubliées et d’anciennes sépultures, commence par rencontrer une vieille femme, la nièce d’une dame de cour de feu l’impératrice Carlotta, épouse de l’empereur Maximilien fusillé en 1867 : ce cadre donné au récit permet à Wolfgang Paalen de l’inscrire dans la tradition classique de la nouvelle, mais aussi de plonger l’intrigue dans un en deçà du présent qui ne se limite d’ailleurs pas au XIXe siècle : le corps embaumé du monarque n’a-t-il pas reçu en guise d’yeux deux éclats d’obsidienne, la pierre favorite des Mayas qu’on verra resurgir sous forme d’une statuette à la fin du récit ? L’atmosphère sinistre et ténébreuse des premières lignes ne fait que préparer le glissement vers le fantastique, mais l’histoire proprement dite commence au moment où Ignacio entre dans l’hacienda reculée qui, étrangement, l’attire d’autant plus qu’elle porte le nom de Las Almas, les âmes, un mot qui désigne aussi en espagnol « les canaux jumeaux d’un fusil de chasse à double canon ». Un double sens qui ne présage rien de bon, et d’ailleurs tout sera double dans un jeu où, précisément, rien n’est simple, et où la duplication ne sera pas exempte de duplicité.
Surprenante, déroutante, la nouvelle suit un chemin qui n’est cependant pas entièrement inconnu, mettant le thème du double ou de la gémellité au centre de l’aventure comme d’autres déjà ont pu le faire ou le feront, des romantiques à Michel Tournier. Le rôle de la peinture dans l’énigme – en l’occurrence le portrait des deux sœurs jumelles – peut aussi faire songer à Oscar Wilde, à son Portait de Dorian Gray. L’axolotl lui-même se retrouve chez d’autres auteurs (par exemple dans une nouvelle de Julio Cortázar), et a même gagné la bande dessinée et le jeu vidéo. Le lecteur appréciera donc ce que le Mexique a apporté à la littérature tout européenne de Wolfgang Paalen : une manière nouvelle d’appréhender la vie et la mort, la réalité et le rêve, le naturel et le fantastique.
On comprendra que le récit, déroulé à la manière classique, n’est pas une simple variation sur un canevas ancien, et qu’il va au-delà de l’anecdote : en développant l’idée que « Je » n’est pas que « Moi », l’auteur articule méthodiquement, mais de manière littéraire, une réflexion qui concerne autant le plan artistique que le domaine psychologique. Frôlant la schizophrénie, la personnalité se dilue à tel point dans l’image d’autrui comme dans la sienne propre qu’elle en perd ses contours… De quoi inciter sans doute à écrire ou à peindre, et à relier sa propre recherche aux magnifiques légendes dans lesquelles les Anciens trouvaient un sens à leur vie d’homme. De quoi aussi entrer dans les méandres de la bipolarité dont Wolfgang Paalen était affecté, et qui a pu précipiter sa fin précoce. L’axolotl n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais c’est un livre déroutant, attachant, et sans aucun doute utile à tous ceux que l’art de cette période intéresse.