La beauté de l’autre

Les lecteurs d’Erri De Luca connaissent son goût pour les randonnées dans les montagnes, qui peuvent confiner à l’alpinisme professionnel. Le cheminement solitaire est l’occasion de rencontres qui peuvent n’être que celle de soi-même. Cette fois, c’est celle d’un vieil horloger et d’une toute jeune fille. Deux générations les séparent, et surtout le fait qu’il est italien et elle slovène et gitane.

Erri De Luca | Les règles du mikado. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, coll. « Du monde entier », 158 p., 18 €

Comme on est dans un roman d’Erri De Luca et pas dans une production à la mode, on ne se dirige pas vers des considérations sur les pulsions pédophiles supposées du vieil homme (semblable en cela à tous ses congénères mâles). La relation qui s’instaure entre les deux personnages est d’un autre ordre, celui de la découverte mutuelle de gens qui n’avaient aucune chance de se rencontrer – ou plutôt qui n’auraient eu aucune chance de faire cette rencontre s’ils ne l’avaient provoquée.

Le vieil horloger qui passe des semaines sous sa tente sur un chemin de montagne proche de la frontière italo-slovène doit bien se douter qu’il va faire des rencontres inattendues voire surprenantes. Nous apprendrons au fil du livre que, effectivement, il fait plus que s’en douter : c’est bien un but qu’il s’est donné. Il y fait des allusions, que le lecteur perçoit comme telles c’est-à-dire aussi comme quelque chose d’assez vague, qui pourrait n’être que la rêverie d’un retraité.

Quant à la jeune Gitane, elle a tout juste quinze ans et elle a forcé l’hospitalité du vieil horloger, qui veut bien partager son duvet avec elle, pourvu qu’elle ne mette pas ses pieds froids sur lui. C’est qu’en plein hiver, sous une petite tente de montagne, il ne fait pas chaud. Elle ne cherchait évidemment pas un tel abri, dont elle ne pouvait prévoir la présence et encore moins la qualité de l’accueil. Elle est réfugiée, Slovène passant la frontière nuitamment, et surtout jeune fille à peine nubile que ses parents ont décidé de marier de force. Elle n’a rien et elle peut craindre qu’on lui prenne le peu qu’elle pourrait avoir : sa liberté.

Erri De Luca, Les règles du Mikado
« Sellar Alp, Dolomites », de John Singer Sargent (1913-1914) © CC0/WikiCommons

Tout les sépare, outre leur âge et leur position sociale, tout ce que l’on regroupe sous la notion de culture. En tant qu’horloger, il bénéficie d’une certaine aisance. Nulle pauvreté ne l’a incité à s’enfermer ainsi dans une solitude montagnarde. Elle, au contraire, est arrivée là dans une fuite qui pourrait se conclure par un crime d’honneur pour venger ce mariage refusé. Il porte des valeurs de rationalité qui lui sont étrangères à elle et auxquelles elle ne se rallie pas. Le dialogue n’est pas vraiment possible mais l’écoute mutuelle l’est. Le livre est fait de leurs échanges, brefs et souvent bornés par la difficulté de se comprendre. Comment lui demander à lui de croire au destin, aux signes, aux lignes de la main, à la possible relation d’amitié entre un être humain et un ours ? Mais il écoute. S’il parle, le vieil horloger évoque ces règles du jeu de mikado dans lequel il voit une belle métaphore de ce qu’il essaie de faire de sa vie.

Aux deux tiers du livre, le ton change : les deux protagonistes ont rejoint la mer ; la jeune Gitane va travailler à bord d’un bateau de pêcheur ; ils se séparent en se disant : « donne-moi des nouvelles de ta vie ». Ils ne se reverront pas mais entretiendront une longue correspondance nourrie dont le lecteur saura seulement qu’elle a existé. Et puis plus rien que des échanges de lettres avec les responsables de l’association que présidait le vieil horloger, lequel a disparu.

Quand le livre bascule, des années ont passé, deux décennies ou davantage. Elle s’est mariée avec un militaire de l’armée italienne, qui est mort en Afghanistan et dont elle a eu deux fils. La vente de sa chevelure à un perruquier lui avait fourni de quoi s’acheter des livres et d’abord de quoi apprendre à lire. Progressivement, elle s’est construite en femme libre. Le mariage lui a permis de changer de nom, de ne plus apparaître comme une Gitane, ce qui l’a protégée à la fois de la police et des hommes de son clan qui pouvaient vouloir la punir de sa liberté conquise grâce au vieil horloger. Car celui-ci a toujours su aussi respecter en elle ce qui lui était le plus étranger. Finalement, la vie qu’elle a choisi de mener était la plus proche possible de ce qu’elle a pu retenir de cet homme rencontré dans la montagne une nuit d’hiver.

La force d’Erri De Luca est de toujours parvenir à donner chair et existence à ses personnages. Ceux-ci sont bien plus que les porteurs de certains thèmes insistants, dont il faut bien reconnaître qu’à l’heure actuelle tout particulièrement ils méritent cette insistance. L’audace du romancier le porte à courir le risque d’être accusé d’écrire des romans à thèse. Mais il y a le charme de son écriture.