« Un jour, je le sais, ce jour viendra, j’aurai la force, j’écrirai jusqu’au bout l’histoire de Julienne… » Voilà ce qu’annonçait Scholastique Mukasonga en 2015, à la fin d’un bref récit publié dans Next, le magazine culturel de Libération. C’est désormais chose faite : avec Julienne, la romancière franco-rwandaise raconte l’histoire de sa petite sœur, victime collatérale des persécutions subies par les Tutsis.
Les lecteurs de Scholastique Mukasonga connaissent Julienne depuis son tout premier livre, Inyenzi ou les cafards (2006). L’écrivaine évoquait notamment sa cadette dans les dernières pages, où elle nous faisait part d’une réminiscence suscitée, en 2004, par un retour sur les lieux de son enfance : « Près du foyer, nous sommes toutes les trois, Jeanne, Julienne et moi, serrées autour de maman à écouter ses contes. » Souvenir heureux, sans doute, mais qui prend place dans un contexte terrible : la maison familiale n’est plus qu’un champ de ruines et, des quatre femmes mentionnées, l’autrice est la seule survivante. Jeanne et la mère, Stefania, ont toutes deux péri dans les massacres de 1994, de même que tous les hommes de la famille. Quant à Julienne, elle est décédée trois ans plus tôt, à peine trentenaire. « J’ai tant de morts à veiller », écrivait Scholastique Mukasonga dans ce premier livre, où, devenue conteuse à son tour, elle commençait un chant de deuil prolongé plus tard par La femme aux pieds nus (2012) ou Un si beau diplôme ! (2018).
Aujourd’hui, avec Julienne, c’est un nouveau tombeau littéraire que nous offre l’écrivaine : celui de cette petite sœur née en exil (au Rwanda, certes, mais dans un lieu où la famille avait été déplacée) et morte en exil, à Bruxelles. Mais avant d’en dire davantage sur cette figure qui lui donne son titre – et, pourrait-on dire, son visage, puisqu’une photographie illustre le bandeau –, il convient de préciser que l’œuvre se présente non comme un récit autobiographique mais comme un roman. Si le prénom de Julienne demeure inchangé, il n’en va pas de même de ceux des autres membres de la famille (la mère, par exemple, s’appelle non Stefania mais Estellia, tandis que le rôle de la sœur aînée est dévolu à un personnage nommé Lidia), ni pour la plupart des toponymes. Surtout, à l’exception notable de la dédicace (« C’était une promesse longtemps faite à moi-même : j’écrirai un jour le livre de Julienne. Voici enfin Julienne : pour toi, Julienne »), Scholastique Mukasonga fait ici, comme dans Notre-Dame du Nil ou Sister Deborah, le choix d’une narration à la troisième personne.
Mais ce passage par le roman pour faire revivre une sœur n’est paradoxal qu’en apparence. On connaît la « définition du roman » proposée par Roland Barthes dans La préparation du roman : « célébrer ceux qu’on aime ». Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que Scholastique Mukasonga, qui suggérait naguère qu’il lui faudrait de « la force » pour mettre des mots sur cette histoire, ait eu besoin d’un minimum de distance – troisième personne et fictionnalisation – pour permettre à une matière aussi douloureuse de parvenir à l’expression. Et on fera sans crainte l’hypothèse qu’ici la forme romanesque permet de pousser la célébration plus loin encore, non seulement parce qu’elle élargit les perspectives – Julienne devenant en quelque sorte le visage de toute une génération – mais aussi et surtout parce qu’elle permet d’explorer ce qui, dans la réalité, demeure toujours plus ou moins caché, même au sein d’une même famille : la fiction joue alors le rôle d’un instrument heuristique au service du dévoilement. On l’aura compris, le choix du roman garantit un accès plus complet à ce qu’a été la vie de Julienne.
De cette vie, nous apprenons la teneur dès l’incipit du roman : c’est celle d’un « être voué au malheur ». Durant son enfance, Julienne est un « petit squelette » dont la maigreur fait peur. Les mères du village mettent leurs enfants en garde : « Ne prononcez jamais son nom, détournez le regard si vous l’apercevez sur le sentier, écartez-vous si elle veut s’approcher de vous, ce n’est pas une petite fille comme vous, elle porte le malheur sur elle. » Plus tard, alors que se révèlent son « caractère rebelle » et sa beauté, les épreuves s’accumulent pour elle : au moment où elle essaie d’obtenir un laissez-passer pour le Burundi, où elle souhaite retrouver Lidia, Julienne est violée par le bourgmestre ; suivent une grossesse et un avortement, puis la rencontre fatale avec Bob, un Blanc qui, flattant son espoir de « devenir une Madame », fait d’elle « son jouet de sexe et de mort ». Plus que jamais, Julienne est une victime, celle des puissants, celle des « chasseurs furieux » lancés dans un « grand safari du sexe », celle de l’infâme Bob, continuateur du système colonial et figure d’« ogre » à peine moins inquiétante que ces « monstres » que sont les crocodiles dévoreurs d’enfants (métaphore probable des hommes de pouvoir).
Quand, après l’avoir emmenée à Bruxelles, Bob l’abandonne enfin, Julienne peut découvrir le grand amour en la personne de Julien, un Blanc lui aussi, mais un homme doux et aimant. « Désormais, avec Julien, elle se sentait protégée, heureuse. Il lui avait dit : “Tu t’appelles Julienne, et moi je m’appelle Julien, tu vois, on n’y peut rien, Julien-Julienne, nous sommes faits l’un pour l’autre, il fallait qu’on se rencontre : c’est le destin. » » Mais le destin est cruel : Julienne maigrit de plus en plus, tousse. Ce que nous craignions depuis les premières allusions à une « nouvelle maladie » se confirme : la jeune femme se découvre séropositive. Est-ce la faute du bourgmestre ou celle de l’ogre ? Toujours est-il qu’« un monstre » d’un autre type est en elle. Le mal est fait : elle a contaminé Julien. De victime, Julienne est devenue coupable : « le malheur m’habite depuis ma naissance, pensait-elle, et partout je répands le malheur ». Scénario tragique s’il en est. Et c’est avec la double mort de Julienne puis de Julien que s’achève cette histoire où pesait dès le commencement la fatalité. Julienne, qui dans ses premières années ne se séparait jamais de « Nzamurambaho », une petite branche érigée au rang de poupée, aura été une fragile poupée dans les mains du destin.
Ce roman-tragédie est-il pour autant un livre sombre ? Non. Si l’on ne peut qu’éprouver de la terreur et de la pitié devant Julienne, son énergie et son refus de tout apitoiement nous galvanisent. Et si la mort l’emporte, ce n’est pas sans avoir perdu du terrain face à l’amour des anges protecteurs qui entourent Julienne : ses parents, sa sœur Lidia, Théodosia, l’amie fidèle qui deviendra médecin, et Julien, bien sûr. La mort à venir, loin de séparer Julien et Julienne, les pousse en effet à se bâtir un « cocon de bonheur » : ils achèvent leur vie « comme dans une de ces bulles de savon nées du souffle d’un enfant, et qui errent irisée de lumière ». Dès lors, la maladie n’a pas le dernier mot : « nous n’avons pas peur, Julien et moi, notre amour est si fort qu’à nous deux, nous allons faire peur au monstre qui gît en nous ».
Ce dénouement sublime a-t-il réellement été vécu par Julienne ? Peut-être. Peut-être pas. Il serait magnifique qu’elle ait connu cet amour fou et rédempteur. Il serait tout aussi magnifique que sa grande sœur – et cela permettrait d’éclairer plus en profondeur la préférence accordée au roman plutôt qu’au récit autobiographique, tant il est vrai, comme le pensait Camus, que « le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci » – lui ait fait, par la grâce de l’écriture, l’offrande d’une vie meilleure.