Alchimie du verbe

Dans ce roman pour le moins curieux, Adrien Lafille met le lecteur aux prises avec un narrateur, jamais nommé, qui offre le point de vue minimal et détaché d’un espace urbain réduit à sa plus totale abstraction. Dans ce lieu s’agencent personnes, objets et matériaux tout au long d’un récit sans événement où l’écriture est prétexte aux méditations du narrateur.

Adrien Lafille | Le feu extérieur. Corti, 168 p., 19 €

Commençons par la fin : la dernière page du roman représente une carte topographique. Les formes géométriques, pleines ou vides, côtoient des surfaces hachurées ou pointillées. Peuvent se deviner des routes ou des champs. Mais un coup d’œil à la légende nous révèle le décalage proposé par Adrien Lafille : « centre commercial », « parking », « parc du banc », tous ces lieux sont marqués par leur dimension générique. C’est que l’espace du roman est davantage un non-lieu, un espace abstrait qui pourrait se situer n’importe où. De même, la succession, tout aussi abstraite que générique, des titres de chapitre : « chambre », « impasse », « supermarché », répond à ce non-ancrage. Cependant, il ne faudrait pas se limiter à dire que Le feu extérieur ne cherche pas à s’ancrer dans un lieu particulier. Ce serait une démarche purement négative, qui se construirait presque par omission, là où l’écriture de Lafille est résolument positive par ce qu’elle fait, en ce qu’elle refuse activement tout ancrage géographique. 

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La proposition esthétique d’Adrien Lafille est forte car elle se caractérise par un décentrement radical et salutaire du monde.

Il y a une double dimension dans cette proposition formelle : le refus de l’espace est aussi refus du temps, ou, pour le dire autrement, de l’histoire. Prenons le début : le premier paragraphe situe le récit en été et fait démarrer son premier chapitre à 7 h, soit selon deux temporalités cycliques : les heures et les saisons. L’espace du roman est d’emblée caractérisé par le retour, la disposition hors de la linéarité. Ainsi, le lecteur sent, dès les seuils du texte, qu’il entre dans un univers autonome, « clos sur lui-même » nous dit la quatrième de couverture qui agit comme une véritable note d’intention à l’usage du lecteur.

De quoi est fait cet univers ? La question est à poser selon le sens fort du verbe « faire », tant le travail d’Adrien Lafille veut se concentrer sur la matière. C’est cependant là que prend forme la première contradiction de cette écriture qui veut à la fois tendre vers l’abstraction et rendre une réalité sensible. Le romancier semble, dans un même mouvement, embrasser et refuser le concret, ou plutôt rechercher une forme de concret qui puisse s’autonomiser du réel. C’est que l’écriture du roman obéit à sa propre physique : « Certaines matières sont liées à l’eau, elles font des reflets parce qu’elles ont du liquide en elles, le marbre, le verre, le diamant, le cuivre ou le quartz ». Le récit est truffé de telles notations aphoristiques, qui superposent au travail de narration une tentative de réflexion presque métaphysique. Il y a dans Le feu extérieur une tentation formelle du conte philosophique, du récit allégorique, réduit à sa simplicité pour nous faire mieux éprouver un discours sur le monde mais un discours qui se dérobe sans cesse.

Adrien Lafille | Le Feu extérieur
« Rue des Rats », de Stuart Davis (1928) © CC0/WikiCommons

Le cœur esthétique du livre se situe dans la recherche d’une jonction entre cette matière et le travail de la phrase, recherche qui passe entre autres par l’usage de la synesthésie : « La couleur grise est lourde, plus lourde que toutes les autres car le gris c’est la brume, le brouillard, peut-être légère pour la peau mais très lourde pour les yeux ». À l’image des éléments, les mots et les propositions se suscitent les unes les autres. La matière libérée de son référentiel réel peut devenir pur signifiant dont la force poétique réside dans l’évocation, la force incantatoire du mot qui la porte. Il faut bien le dire, le style de Lafille est très ludique. 

Mais la matière est périssable, et le roman animé d’un goût pour la déchéance sous toutes ses formes : la paralysie, la rouille, incarnée par le lieu de la casse, en un mot la mort. Ainsi, en même temps que léger, le ton sait se faire mélancolique. Seconde contradiction. On ne sait jamais s’il faut rire ou pleurer. Le narrateur, détaché et neutre, devient presque un prétexte, un simple point de focalisation, puisqu’il en faut bien un. Mais même cette focalisation apparaît instable et les nombreux paragraphes qui composent la prose poétique de Lafille n’ont pas toujours une origine énonciative claire. 

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Si Le feu extérieur regarde du côté du conte philosophique, il en refuse paradoxalement la principale composante : le conte.

Si Le feu extérieur regarde du côté du conte philosophique, il en refuse paradoxalement la principale composante : le conte. La narration est réduite à son strict minimum dans la mesure où rien ne fait jamais événement. C’est le cas, par exemple, de l’expédition du narrateur à la casse pour récupérer une pièce de voiture dont il ne sera plus jamais question par la suite. Il s’agit donc d’un récit sans récit qui ne devient pas pour autant un essai philosophique. Les personnages n’évoluent pas, ils se contentent de se déplacer, et les concepts, qui offrent la construction toujours en chantier d’une physique où les éléments, l’eau et le feu en tête, ne se stabilisent jamais, échappent toujours à une saisie qui ferait réellement sens. 

De cette lecture ressort ainsi une certaine impression de vacuité. Tout se passe comme si, à trop viser l’abstraction, à trop refuser le réel comme référent, les choses n’étaient jamais réellement présentes, n’avaient pas de poids. En un sens, raconter serait encore faire diversion, dérober le regard au texte comme expérience. Mais cette expérience ne nous fait jamais sentir les choses que selon une intensité faible. C’est le cas, par exemple, du traitement de la maladie : la paralysie de la sœur du narrateur, brièvement décrite, sans conséquence, réduite à un fait parmi d’autres au sein du jeu littéraire, est rapidement oubliée par le lecteur qui reste dans un espace étrangement éloigné du roman qu’il tient entre les mains. Le problème n’est pas tant d’imposer le réalisme comme norme esthétique. L’abstraction, en peinture notamment, sait créer des sensations et des émotions. Le problème est davantage de situer un texte au sein de contradictions qui ne sont jamais réellement affrontées en tant que contradictions. Ainsi, la thématique de la mort, pourtant omniprésente, ne parvient pas à s’imprimer au lecteur tant elle est convoquée comme signe mais signe de surface dont on ne traite jamais les conséquences, à l’image de ces blessures que mentionne le narrateur, qui ne laissent aucune trace. L’écriture du Feu extérieur semble ainsi, au sens propre, inconséquente. 

Soyons clair : la proposition esthétique d’Adrien Lafille est forte car elle se caractérise par un décentrement radical du monde et de son système référentiel, décentrement en soi toujours salutaire. Mais à ce décentrement ne répond pas le mouvement concentrique qui permettrait de ressentir jusque dans sa chair l’expérience de lecture, et le roman offre finalement une ébauche tout à fait intéressante, mais une ébauche tout de même. À trop refuser le réel, l’écriture finit par refuser également le lecteur.