Cette chronique évoque les familles disloquées de Sara Mesa avec ses faux-semblants, d’Albert Bensoussan troublée par la découverte d’un journal intime. Pierre Bost, André Chamson et Jean Prévost, eux, reviennent sur leur « génération 1919 » qui a grandi sans père. Puis, sur la route des migrants, Gaëtane Lamarche-Vadel analyse les règles de droits qui « défont le temps et l’espace de chacun d’eux », tandis que Carolina Kobelinsky et Filippo Furri se concentrent sur le destin de leurs morts. Pour terminer, Santiago Espinosa se penche sur le savoir tragique des philosophes.
Martina, la nièce adoptée (à son grand dam) par la famille et élevée sous la férule faussement bienveillante de Damián, le père, mène une fois adulte des recherches « sur des faits qui n’intéressent personne. Des petites choses. Qui une fois reliées peuvent avoir du sens. Ou non ». C’est une façon de définir l’art délicat de Sara Mesa : qu’est-ce qui trouve (ou non) un sens, dans la liaison qu’opère le roman entre ces petites histoires d’un patriarcat insidieux, plaçant chaque membre de la famille dans une position de déséquilibre subtil et constant, jusqu’à perdurer, bien plus tard, en chacune (Rosa la fille et Martina la nièce) et en chacun (Damián fils – c’est son nom – et Aquilino, le benjamin habile) ? On pense inévitablement à ces autres autrices capables de tisser leurs récits de la plus fine trame psychologique – Laura Kasischke, Lídia Jorge, Hélène Frédérick –, et de faire de chacune des figures ainsi formées une cicatrice indélébile inscrite sur le corps et dans l’esprit de leurs personnages.
Il est trop simple de dire que Damián, le père, vénère Gandhi mais règne en despote, ou que la mère, Laura, se plie sans espoir à son autorité tandis que chacun des enfants cherche, à sa manière, la voie de la liberté. Il serait plus juste de remarquer qu’aux recherches de Martina répond la méditation de Rosa sur la « cascade de petites décisions, qu’on dirait prises presque par hasard, alors qu’en réalité non ». Ainsi va l’écriture, dans ce roman sans effet inutile, et sans but précis – sinon de nous avertir des faux-semblants dont toute famille se pare – au risque, parfois, de se dénaturer. Emmanuel Bouju
S’il est écrivain, Albert Bensoussan n’oublie jamais qu’il est aussi traducteur et non des moindres. Dans Le testament de Barcelone, il le prouve une fois de plus, mais jusqu’au paradoxe et avec espièglerie puisqu’il est à la fois l’auteur du livre et, par le narrateur, le traducteur. Autrement dit, il se traduit lui-même dans sa propre langue, avec la part d’inévitable trahison qu’une traduction implique, et en y incluant avec délectation de multiples expressions catalanes ou espagnoles.
Le récit : alors qu’il est en Espagne dans la maison familiale de son épouse, le narrateur de ce roman découvre secrètement, en furetant, quatre registres qui se révèlent être le journal intime, écrit en catalan, d’une certaine Dora, qu’il se donne pour tâche de traduire en français. Chez Bensoussan, qui provoque le sens par des jeux de mots tout au long du livre, les noms ne sont pas anodins. Selon les étymologies, Dora peut se comprendre de plusieurs façons, « perle rare », « don de Dieu » ou encore « fille de l’Océan » si l’on se réfère à Doris, dans la mythologie grecque.
Dora vit en recluse, dans l’attente de son amant qui ne vient pratiquement jamais. Les souvenirs lui tiennent lieu de présent et elle les relate dans son journal « pour tuer le temps ». Si le premier cahier permet au lecteur de faire connaissance avec l’énigmatique Dora, son histoire et les personnes qui l’entourent, notamment la tante Rosa aux idées libertaires dans le contexte de l’Espagne franquiste, le deuxième nous livre une véritable leçon de peinture autour du corps féminin, œil et toucher. Le troisième cahier devient très intime et l’on assiste aux amours tumultueuses de Dora avec son amant, faisant de nous d’impénitents voyeurs. À la fin du quatrième, l’amant n’est toujours pas là : il s’est tué dans un accident de voiture.
En plus, cet écrivain de grande culture nous entraîne, par des digressions bienvenues, vers la littérature, la peinture, l’opéra, ce qui ajoute encore au plaisir que nous avons à le lire. Alain Roussel
À l’aube des années 1930, trois écrivains reviennent sur la Première Guerre mondiale et les débuts de la paix. Pierre Bost, André Chamson et Jean Prévost, nés avec le XXe siècle, ont passé les années de guerre au lycée, et appartiennent à la première classe d’âge qui ne connaîtra pas le champ de bataille. L’armistice coïncide avec le début de leurs études supérieures, et au seuil de l’âge adulte c’est toute la « génération 1919 » qui se trouve en manque de pères et de repères.
Pierre Bost se reproche son indifférence à l’égard de la guerre, due à son trop jeune âge. Ce n’est qu’en 1918, alors qu’il découvrait Paris, le lycée Henri-IV et les cours d’Alain, que ses yeux se dessillèrent. Des années plus tard, il plaide encore l’indulgence pour ses erreurs de jeunesse, au-delà du remords qu’il en éprouve. Et invoquant l’exemple d’un illustre modèle, il intitule malicieusement son texte « Fabrice à Waterloo ».
André Chamson, plus politique, note que les jeunes ont été contraints d’inventer de nouvelles règles pour reconstruire le monde en ruines dont ils héritaient. En avril 1919, la première manifestation consécutive à l’acquittement de l’assassin de Jaurès cristallisa la prise de conscience d’une génération orpheline devenue révolutionnaire, comme l’indique le titre La révolution de 19 choisi par André Chamson. Cette année 1919 reste pour lui symbole de toutes les espérances, et il conclut qu’« une même haine de l’absurdité du monde et de son injustice […] préparerait, en dehors de nous-mêmes, l’unité spirituelle de notre temps, et, peut-être, l’unité matérielle de l’Europe ». Nul n’est décidément prophète en son pays !
Jean Prévost participa lui aussi à la manifestation Jaurès. Mais il préférait écouter Alain plutôt que Karl Marx, car malgré son engagement, vivre avec le peuple eût été pour lui « un supplice de tous les instants » : aristocrate de l’esprit, il aimait la vie et l’action, comme les héros de Stendhal dont il fit son sujet de thèse. Lycéen, il suivait les péripéties de la Grande Guerre, et applaudissait aux victoires françaises en espérant que les Allemands rencontrés lors d’un séjour scolaire en 1913 seraient épargnés : patriote, européen et humaniste, tel sera encore des années plus tard le résistant Jean Prévost, jusqu’à sa mort au maquis du Vercors. Un intellectuel qui reconnut tôt en lui « les plus graves dispositions à la rêverie sentimentale, même aux passions fortes, au point d’avoir remis plusieurs fois [sa] vie en question ». Jean-Luc Tiesset
C’est par un magnifique essai de cent pages que l’auteure explore les abîmes du temps du migrant qui se cogne aux portillons des règles. Ces heures, ces jours, ces mois, ces années d’attente défont le temps et l’espace de chacun d’eux. L’ouvrage déploie précisément cette incroyable hétérochronie. L’attente pour le dépôt d’une demande d’asile, pour l’accès en centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), d’une réponse à la demande de titre de séjour, de la décision qui précise l’apprentissage de la langue française, l’attente après la demande d’autorisation de travail, de la demande d’aide médicale d’État, de l’accès à la naturalisation. Chaque portillon franchi débouche sur un nouveau sas. Une segmentation du temps qui casse les liens entre « là-bas » et les liens « ici », les différentes versions de « qui l’on est », les espoirs qui s’immobilisent. Entre répétition et temps inattendu, l’hétérochronie est une « dispersion de soi » qui accroît la vulnérabilité, la dilate à chaque étape.
Comment se décline cette casse ?
« Accès au séjour, Séjour court, Séjour long, Séjour temporaire, Admission exceptionnelle au séjour, Autorisation provisoire au séjour, Droit au séjour, Carte de séjour temporaire pluriannuelle, résident permanent, Saisonnier (travail) Transitoires (mesures), Durée déterminée, Durée indéterminée, Durée ininterrompue, Validité, Ancienneté, Délais, Années-mois-semaines-heures-minutes-secondes, Zone d’attente, Garde à vue, Assignation à résidence, Rétention, Prolongation, Prorogation. »
Cette vulnérabilité se tient tout au long de la chaine de circulation des migrants en France. L’auteure fait le tour de ce grand manège. L’hétérochronie déroule ainsi des instants sans épaisseur ni extension, circuit en boucle, spirale topologique. Attendre un lieu refuge et protecteur, des nouvelles de l’un de ses réseaux, un récépissé et donc une promesse, un prochain départ ou un prochain retour, attendre un document, attendre une réponse qui n’arrive pas, attendre.
Avec Gaëtane Lamarche-Vadel, on est au cœur de l’emprise du droit conçu « comme un moulage auto-déformant, soulignait Gilles Deleuze, qui change continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre ». Une belle leçon d’observation des effets du droit. Jean-François Laé
L’originalité du travail de Carolina Kobelinsky et Filippo Furri tient à son objet. Plutôt que de se concentrer sur le sort des migrants qui parviennent à traverser la Méditerranée en empruntant des embarcations de fortune, ils s’intéressent aux autres, les morts qui les accompagnent. Cette démarche inhabituelle s’intègre à une initiative de la Croix-Rouge intitulée « reverse tracing » qui vise à « redonner un nom et une famille à des morts inconnus de la migration ». Ces deux auteurs ont enquêté à partir du port de Catane, à l’est de la Sicile, où débarquent chaque année des milliers de migrants en péril avec les corps de ceux et celles qui n’ont pas survécu à la traversée.
Anthropologues, ils ne se limitent pas à une recherche administrative, ils examinent plus globalement « les rapports qu’entretiennent les vivants et les morts », que ce soit par l’indifférence générale, ou les modalités du traitement des morts et le devenir concret de leurs dépouilles. Construit comme une juxtaposition de documents, de témoignages et de récits des divers acteurs, l’ouvrage est l’occasion de réflexions et de récits sur la violence faite aux morts, les solitudes ou, plus rarement, l’hospitalité. De terribles récits ! La dépersonnalisation des morts et l’indifférence qui va avec contribuent à une « anesthésie culturelle » de l’environnement sociétal, « l’inaccessibilité au deuil se traduit par l’invisibilité sociale et l’effacement public ». Ces morts ne sont pas tranquillement étendus dans un cercueil ou un sac en plastique. Les employés des pompes funèbres interrogés par les auteurs racontent leurs cauchemars, « les corps des migrants en lambeaux. […] La plupart font état de corps décomposés, de morts qui se retrouvent seuls et perdus. Presque tous nos interlocuteurs ou interlocutrices nous ont raconté que, dans leurs songes, ils tentaient en vain de leur venir en aide ». Tel est ce livre réaliste et éprouvant, solidaire, une enquête exemplaire à lire sans attendre. Jean-Yves Potel
Jeune professeur en classe préparatoire, Santiago Espinosa déduit de ses lectures d’Eschyle et de Sophocle que le tragique ne doit pas être tenu pour une perception catastrophiste de l’existence humaine. Il insiste sur la joie qui baigne les œuvres de Spinoza, Nietzsche et Clément Rosset – ce dernier, récemment disparu, est sa principale référence contemporaine avec les divers auteurs publiés par Encre marine, la maison d’édition fondée par Marcel Conche. Le tragique doit en effet être compris comme la « totalité de ce qui existe, dans la mesure où elle se manifeste toujours dans le temps et l’espace : elle se présente ». Il n’y a donc que ce qui est et l’on n’a d’autre choix que de l’accepter, ce qui suppose une force que n’a pas la pensée qui refuse le tragique. La réalité est ce qu’elle est, telle qu’elle se donne à un moment donné et que le temps va se hâter de défaire. Entre l’être et le temps, il y a plus que la relation que décrit Heidegger. Il y a identité. C’est le temps qui fait être ce qui est et qui l’abolit au profit d’un nouvel état d’être.
Euripide a refusé la pensée tragique au profit d’une conception dramatique du théâtre, dans laquelle les personnages n’ont plus la force des héros tragiques. Ils sont plutôt ballottés par le cours d’événements qu’ils aimeraient maîtriser, sans en voir le caractère inéluctable puisqu’il n’est pas d’alternative à la réalité, toujours unique. La pensée non tragique à laquelle s’en prend Espinosa est illustrée par la démarche socratique qui oppose au monde réel un éventuel autre monde, dans lequel, par exemple, les âmes immortelles seraient récompensées de la vie juste menée sur terre.
On n’est pas devant un livre argumenté mais confronté à une affirmation dont la force tient à la cohérence. Il n’y aurait guère de sens à lui opposer une autre vision des choses ou même à contester la lecture faite du platonisme. Un tel bloc, on l’accepte ou pas. Marc Lebiez