Comment se réveiller après le dimanche 30 juin 2024 si ce n’est en sortant de chez soi ? En allant voir de plus près ces « galeries de l’attente » qui votent à l’extrême droite, à Hayange, Fréjus, Vauvert ou Lunel ? Ou en allant voir Beaucaire en cul-de-sac. C’est ce qu’ont fait la photographe Stéphanie Lacombe accompagnée de l’éditeur Alexandre Dimos.
Avec ce passionnant reportage photographique, nous marchons à petits pas entre la route de Nîmes, l’ancienne voie romaine, le canal, la falaise, les vieilles bâtisses du centre-ville de Beaucaire et ses ruelles. Et de rencontrer des jeunes adultes qui stationnent dans les rues désertes, des silhouettes dos courbés d’où s’échappe un sentiment d’abandon, des corps arrêtés, cul sur le sol, une assise solitaire. Nous voilà dans cette enclave qui porte bien son nom, « Beau caillou ». Autant dire le lit du Rassemblement national.
Rarement la rencontre entre la photographie et l’actualité n’aura à ce point offert une juste lecture de ces portraits de jeunes dont le regard interroge et qui dit aussi bien l’ennui ou la violence que la tendresse. Rarement ce présent du Rassemblement national n’aura pointé cet entre-soi qui se lit sur les visages, fragments de tristesse et d’abandon du temps.
« Ça traîne. Par grappes, en nombre, par groupes, sans âges. Les bancs sur les quais sont ceux des retraités d’origine maghrébine, les marches des bords du canal sont celles des Sud-Américains, les bouts de trottoirs au pied des maisons de ville sont ceux des familles, souvent mélangées. Contraste d’avec les rues des lotissements de la périphérie, désertes. »
C’est qu’à Beaucaire on croise une forte population pied-noir, des éleveurs de moutons et de chèvres, des Colombiennes à genoux dans les vignes et de nombreux jeunes chômeurs en attente. Entre la religion musulmane désignée comme complice du terrorisme et le drapeau européen retiré de la façade de la mairie, le vote d’extrême droite est majoritaire depuis vingt-cinq ans. Vous avez dit presque 60 % lors de ces dernières élections européennes, et même du premier tour des législatives ?
Anaïs est femme de chambre depuis deux ans. Marie est employée dans une usine. Les soirs d’été, avec les copains de la bande, ils s’installent dans le pré du champ de foire. Aucun d’entre nous n’a son propre appartement. Ici, on peut fumer, boire et écouter fort la musique. L’hiver, on fait pareil, on se tient chaud, tous serrés dans la voiture !
Arthur a su très tôt ce qu’il voulait faire dans la vie : filmer les taureaux au milieu de l’arène avec ma caméra. Il a quitté l’école pour créer sa propre chaîne Youtube aux 3 500 abonnés : 100 % biou qui signifie 100 % taureau. Il en retire un salaire suffisant pour le moment. Je commente les courses camarguaises comme un journaliste sportif.
James est déménageur en contrat d’intérim et Bruna caissière à mi-temps. Ils attendent un heureux événement. Ils vont donc s’installer ensemble mais réfléchissent encore si ce sera en centre-ville ou aux alentours de Beaucaire. Bruna veut rester ici près de sa famille, tandis que moi je préférerais partir. Partir ailleurs pour aussi, peut-être, devenir riche.
Les soirs d’été, Loïc plonge dans le canal situé devant chez lui. Avant, il y avait des carpes et des nids de serpents. Aujourd’hui, il n’y a plus que des moustiques qui rentrent dans le nez. Son père est confiseur sur le marché. Il lui a acheté un mini food truck pour vendre des glaces. Une manière de me transmettre la valeur du travail. C’est bien, et comme ça je ne taxe plus de thunes à mon père…!
Assis sur un trottoir, debout contre un mur fêlé, allongé le long du canal, fumant sur un banc, ils attendent depuis des années, les traits marqués et le regard inquiet. Il ne reste plus qu’à observer et « se repérer », surveiller les ombres qui passent à cette heure-là, précisément, en exerçant comme un contrôle. Parfois on s’appelle, on crie, on salue d’amitiés celle ou celui qui se fait entendre par un éclat de voix. Entendre les mouvements réguliers des midis – la pause, plaisirs furtifs de guetter, agrandir les méfiances suivant les alphabets. Car les rumeurs en plusieurs langues circulent. La plainte monte à l’horizon. « Il n’y a pas de centre social. Il n’y a pas de centre culturel. Il n’y a pas de cinéma. Il n’y a pas de théâtre. Il n’y a pas de salle de concert. Il n’y a pas de musée. Il y a la programmation culturelle annuelle de la mairie : Tinder surprise ; Pour vivre heureux vivons couchés ! ; Trop belle pour moi ! ; La Maîtresse en Maillot de bain ; Les Voix provençales chantent Noël ; Celtic Legends : Connemara Tour 2020 et le spectacle annuel des « chippendales » : « Pour la Saint-Valentin… la Mairie vous propose un spectacle de chippendales le samedi 15 février à 16h30 au Casino Municipal. […] Célibataires ou pas, vous êtes toutes les bienvenues. » (chippendales : des troupes de danseurs masculins faisant du strip-tease).
Cet ouvrage de cent quarante photographies et ces brefs textes nous font croiser le plombier du coin, le maçon, le chauffeur de poids lourds qui fait « sa pause », le carrossier peu bavard, le gardien de nuit qui est là depuis toujours. Mais plus encore des activités d’appoint, les travaux saisonniers, la manutention chez le cimentier, sans oublier le travail au noir. Ce sont ces métiers « de toutes mains » qui ont attiré depuis des décennies les Espagnols, les Italiens, puis un peu plus tard Algériens, Marocains et Tunisiens. « Les Arabes », dit-on ici. Et depuis peu, les Équatoriens et les Colombiens pour le travail dans les vignes, les fruits et les légumes. Beaucaire est un petit Far-West pour les « sans fortune ».
Car c’est bien par le « travail sans qualité » qu’on arrive ici. Se mettre à genoux dans les champs. C’est par les réseaux ethniques et familiaux qu’on s’y installe. Quitte à faire hurler « les habitants de souche » qui pleurent sur la perte des colonies, le mélange ici sur la terre des colons. La cohabitation entre anciens combattants, harkis, travailleurs, déplacés, sans diplôme, chômeurs, grince comme une porte de prison. « Nous sommes chez nous », exprime le port de tête, « passez votre chemin » le regard. L’oral est aussi gestuel. Jusqu’au crépuscule, la ruelle se vit selon un tempo de croisement, les côtoiements moqueurs ou de jeux brutaux qui appelle la corrida. Posture de rue en attente. Les silhouettes habitent les coins des paliers et le pavé qui fait demeure.
Petit, Luis a vu trop de corridas en plein soleil. Son grand-père était picador, et son père toréador. Ça ne m’intéresse pas du tout ! Moi je préfère la muscu et le rap. Dans ses freestyles, il aborde le quotidien et la vie de ses collègues de l’usine. Ici, les gens disent que je n’y arriverai jamais, mais je les laisse dire. Son rêve : réussir son CAP et rejoindre sa copine à Dijon.
Le père de Florian est un ancien militaire. Ses récits lui ont donné envie d’entrer dans la Marine nationale, pas comme soldat mais comme cuisinier. Pendant mon BTS, j’ai passé les entretiens de motivation. Honneur. Patrie. Valeur. Discipline : ils m’ont pris sur-le-champ. Pour le mariage de mon frère, j’ai eu l’autorisation de sortir avec ma tenue appelée « 22 cérémonie » que l’on ne porte que le 14 juillet.
Yohan et son copain partent camper au bord d’un étang pour y chasser le canard, ensuite ils le plument et le font griller. Ils pêchent aussi des silures de deux mètres et des carpes qu’ils relâchent ensuite. En revanche, on mange les sandres, même ceux pêchés dans le canal. On pourrait faire Koh-Lanta ! L’été, on n’a pas trop le temps pour les filles, on garde ça pour l’hiver.
La pose se fait sur le pavé comme point d’ancrage. Le porche comme attestation, celui de l’attente et préoccupé à attendre. L’attention portée au passant. Pathétique attention et muette indifférence. Certains portent au visage l’ennui, entre mélancolie et tristesse.
Ces regards font appel désespérément, cherchant une quelconque proximité. Mais voisiner avec qui ? Ils ont tous été dans l’un des deux lycées techniques de la ville à défaut de lycée général. On a jugé qu’une formation générale était bien inutile pour remplir les tâches de subalternes, des petites mains, des bras comme des roues de secours. D’où la montée d’accusation tumultueuse envers « ceux qui nous dépassent ». Fronde envers ceux « qui ont la langue bien pendue » et ces autorités qui ont du travail (et non pas un travail). Railler ces nouveaux Colombiens pris dans le travail temporaire dans les champs. Le ressentiment dans la gorge. Leurs baraquements en bois aussi. Misères ! Des vieux souvenirs de leurs parents promus dans les caves voûtées des ruelles.
Ce magnifique ensemble photographique rend perceptible émotionnellement la force des enclaves, les effets des lieux sur les corps, une jeunesse en attente et sans cesse soumise à toutes les formes de pouvoir. Une masse vieillie tenue au sol : de la promiscuité au travail de tâcheron, du tâcheron à la soupe, de la soupe au temps qui ankylose. La glu de durée homogène. Alors le RN passe avec son miroir. Et de gueuler : je suis encore là !