En attendant novembre

Devant les victoires électorales de l’extrême droite en France, En attendant Nadeau ouvre ses pages à des autrices et des auteurs confrontés à la même situation à travers le monde. La Hongrie d’Orban, l’Argentine de Milei… et comment ne pas penser aux Etats-Unis de Trump, entre 2016-2020 mais aussi peut-être entre 2024 et 2028 ? L’écrivain Carl Watson, né dans l’Indiana et vivant à New York, observe une société obsédée par la célébrité.


C’est une période idéale pour les pessimistes et les misanthropes, ceux qui ont peu d’espoir en l’avenir de l’humanité. Pour détourner un cliché, l’arc moral de l’histoire tend vers le chaos et la cupidité 1. Notre Démagogue d’Amérique, Le Donald, Le Jésus Orange, se profile une fois de plus de façon menaçante à l’horizon politique des États-Unis. Il est probable qu’il sera le prochain président. Et cette fois, de son propre aveu, il a bien l’intention de provoquer des dégâts. Ses premières années ont été un spectacle de clown délétère, mais, s’il l’emporte à nouveau, il sera temps de graisser nos carabines et de préparer nos abris.

Le récit de ses débuts et de son absurde accession au pouvoir est une histoire d’argent et de célébrité. Trump est le produit du népotisme, des politiques véreuses et du marché immobilier de New York. Plus que ça encore, il est le produit de la culture médiatique new-yorkaise et de son culte servile pour la célébrité. Il aurait été peu probable qu’un Trump voie le jour ailleurs qu’à New York, capitale mondiale du narcissisme ; on l’a couvert d’attention en dépit de son caractère immoral et vil. Dans un pays obsédé par la célébrité, les célébrités vivent selon d’autres règles.

Tant d’attention incite même un imbécile à se penser présidentiable, ce qui a rendu presque inéluctable l’annonce de sa candidature. Il était moins inéluctable de le voir l’emporter. Mais il a gagné les élections contre toute attente, et beaucoup de gens n’arrivaient pas à le croire. Cependant, nous, les pessimistes, nous n’étions pas surpris. Déçus, peut-être. Terrifiés par la direction prise par notre pays, sans aucun doute. Mais pas surpris.

Chaque mercredi, l’actualité de la littérature, des idées et des arts

C’était le 8 novembre 2016. Les choses ont commencé à se présenter mal quelques heures seulement après la clôture des bureaux de vote ; vers deux heures du matin, le 9 novembre, il était évident qu’Hillary Clinton avait perdu et que le Pitre Mandarine serait notre nouveau président. L’ambiance dans la rue était morose et désespérante. Par comparaison, en 2008, la nuit de l’élection de Barack Obama, on dansait dans les rues, remplis à nouveau de l’espoir que l’Amérique n’était pas une expérience ratée. Mais le soir où Trump a été élu, un terrible sentiment de tristesse doublé de remise en question s’est installé comme un nuage permanent au-dessus du pays, en particulier du côté des métropoles libérales.

Cette nuit fatidique, je me trouvais dans un bar, occupé à regarder le résultat des élections. Je soutenais, à l’adresse d’autres ivrognes, que tout cela était inévitable, compte tenu de l’abandon par la gauche de la classe ouvrière et d’une polarité toujours plus forte sur le point d’envahir le pays, polarité encouragée tant par la droite que par la gauche. Les libéraux ne pouvaient pas la voir, ou refusaient de le faire. Ils étaient eux-mêmes ravis de condamner la classe ouvrière. Ils se sentaient peu concernés par ces zones du pays meurtries par le capitalisme global. Ils ont accumulé reproches et mépris à l’égard des ratés de l’économie. Ce qui a été appelé « guerre culturelle » était en réalité une vaste lutte des classes faite de ressentiment et de haine dans les deux directions. L’Amérique « sans classe » était en guerre avec elle-même.

Ce que les populations délaissées attendaient le plus était un Messie, et elles l’avaient sous la forme d’une star de reality-show, un comédien, un bouffon. Ainsi, Trump, l’escroc de New York, a profité de sa fortune et de son omniprésence dans les médias pour se positionner comme le Sauveur de ceux d’en bas, les dépossédés, les oubliés. Pour parvenir à ses fins, il a diabolisé les supposées élites de la côte Est et de la côte Ouest. Ironiquement, il faisait bien sûr partie de ces élites.

Donald Trump
Manifestation contre Donald Trump © CC-BY-SA-4.0/Ted Eytan /Pesaagora

Cependant, une fois élu, il n’avait pas la moindre idée de la façon de gouverner réellement, et de diriger une administration selon les méthodes utilisées pour faire campagne – en emmagasinant la peur et la méfiance, tout en exagérant les menaces. Les électeurs de Trump n’ont jamais obtenu ce pour quoi ils avaient voté, pour la simple raison que Trump ne s’était jamais préoccupé d’eux. Les classes laborieuses exploitées avaient voté contre leurs propres intérêts. Mais leur haine de l’élite était telle qu’elles ne pouvaient s’en rendre compte.

En prenant modèle sur les crapules autoritaires qu’il admire, des hommes comme Poutine et Kim Jong-un, Trump a mis au point sa marque populiste. À son tour, il a engendré une légion de mini-Trump dans tout le pays, des petits aspirants-Trump, toute une lignée de crétins politiques rivalisant de notoriété en s’efforçant de se sur-trumper les uns les autres. Des nazis en puissance sont sortis des placards, libres de proclamer des doctrines sociales et politiques d’un autre temps. Pendant ce temps, le félon, le marchand de femmes, le margoulin, le Sauveur Populiste, leur a vendu une religion à laquelle il ne croyait même pas. Comme Reagan avant lui, il leur a vendu l’image d’une Amérique qui n’a jamais existé. Il a vendu la xénophobie comme le remède à tous les problèmes causés par le capitalisme darwinien. Il a vendu le culte de l’Homme Fort capable de tout régler. Les dictateurs des autres pays l’ont glorifié parce que son existence justifiait la leur – si l’Amérique se voue à la droite dure, eh bien, la droite doit être douce.

Avec l’aide de ses hommes de main au Congrès, des hommes comme Mitch McConnell2, Trump a réussi à faire basculer la Cour suprême à droite, renvoyant le pays des décennies en arrière. D’autres idiots élus comme Marjorie Taylor Greene et Lauren Boebert ont apporté leur contribution en instaurant le chaos, favorisant une atmosphère dans laquelle mieux vaut être bruyant que pertinent. Au même moment, Trump passait son temps à retirer le pays des traités internationaux, couper les liens avec nos alliés, faire la tournée des tyrans, entamer des guerres commerciales, menacer les étrangers, restreindre le droit à l’avortement, fomenter des insurrections, attraper les femmes par leurs parties intimes, laisser le covid se répandre et construire un mur contre l’immigration.

La société américaine a changé, alors que la haine et la défiance prenaient le dessus ; l’un des points notables des années Trump est un effet de ruissellement : sa manière d’agir a progressivement influencé les individus à tous les échelons de la société, les citoyens ordinaires se sont mis à penser qu’ils pouvaient se comporter eux aussi de cette manière. L’épidémie de covid 19 a peut-être été davantage qu’un désastre sanitaire : une métaphore de Trump et du trumpisme, considérés comme un virus menaçant le monde entier.

Beaucoup ont survécu à la présidence de Trump en se persuadant que nous vivions dans une sorte de cartoon, une mauvaise blague, un monde cul par-dessus tête où plus rien ne fait sens. Les optimistes ont pensé qu’il s’agissait simplement d’un cauchemar passager et que notre système robuste allait finalement remettre les choses à leur place. Maintenant que s’approche une nouvelle élection, nous devons faire face à la sinistre réalité et constater que ce système est tout bonnement brisé. Les politiciens ne peuvent nous venir en aide. Ils ne peuvent aider qu’eux-mêmes. Révolutions, assassinats, guerre civile – désormais, plus rien de cela ne paraît improbable.

L’absurdité, la résignation, le pessimisme et l’instabilité règnent. Tout le monde aspire au repos, voilà pourquoi on cherche le confort dans le mensonge. Les mensonges ont toujours été la monnaie courante de la politique. Internet et les médias sociaux sont les presses modernes d’où sort l’argent facile en billets de Monopoly. Malheureusement, la population est plus que ravie de le dépenser.

Traduit de l’anglais par Pierre Senges


  1. Martin Luther King l’imaginait tendre vers la justice (ndt). ↩︎
  2. Leader du groupe républicain au Sénat (ndt). ↩︎

Carl Watson est écrivain et poète. Il est notamment l’auteur des Idylles de la complicité (traduit par par Brice Matthieussent, Vagabonde, 2023). Dernier titre paru : Une vie psychosomatique (traduit par Thierry Marignac, Vagabonde, 2024)