Ouvrage collectif, Premières secousses fait le bilan de trois ans d’existence des Soulèvements de la terre, tout en exposant les positions politiques qui, derrière l’image caricaturale agitée par le gouvernement et certains médias, guident les actions spectaculaires contre Lafarge, les méga-bassines des Deux-Sèvres ou l’autoroute A69.
On comprend que Gérald Darmanin ait peur, car ce qui se dégage de ce livre c’est l’articulation pragmatique d’une culture « du résultat », de l’efficacité, et d’un projet résolu de transformation de la société. Le livre s’organise en quatre parties, les trois premières déclinant les domaines d’intervention choisis. La lutte contre l’artificialisation des sols, à travers le ciblage de l’industrie du béton. La remise en cause du « complexe agro-industriel », au profit d’une agriculture qui n’ait plus d’effets négatifs sur la biodiversité, la gestion de l’eau et la pollution, mais qui rémunère correctement les paysans. Enfin, le refus de l’accaparement des terres par des entreprises – agricoles, industrielles ou même simplement financières à des fins de spéculation. Ce troisième combat rejoint les deux premiers puisque la concentration des terres se traduit souvent, soit par leur artificialisation, soit par l’impossibilité pour des paysans partisans d’une agriculture raisonnable de s’installer. S’y ajoute l’idée de « déprise », c’est-à-dire de préservation des espaces naturels, forêts, marais et tourbières. Premières secousses est un livre très riche, on y apprend plein de choses, par exemple que la masse totale du béton sur terre dépasse celle des arbres.
Les auteurs détaillent les raisons pour lesquelles les manifestations paisibles ne suffisent pas : « l’autodéfense » urgente d’abord : « ce qui nous tue nous avons le droit de le défaire ». Or, entre autres, « la disparition des oiseaux et pollinisateurs entraînera fatalement la nôtre à terme ». Ensuite, pour dépasser le sentiment d’impuissance individuelle trop souvent ressenti face à des questions climatiques qui semblent a priori ne pouvoir être traitées qu’à l’échelle gouvernementale, voire mondiale. Malgré les effets d’annonce, le modèle productiviste agricole et industriel prime clairement sur les préoccupations écologiques. L’appareil répressif d’État est mis au service des intérêts de Lafarge, Vinci ou de la FNSEA (dont le livre rappelle opportunément qu’Arnaud Rousseau, qui la dirige, est le président du conseil d’administration du groupe Avril, au chiffre d’affaires de 8 milliards d’euros en 2023 et propriétaire entre autres des marques Lesueur ou Puget). La collusion de l’État avec les intérêts capitalistes implique la mise en place d’un rapport de force conséquent.
Dans un style le plus souvent vif, clair, imagé, Premières secousses fait le récit d’actions très concrètes pour dessiner une réflexion globale sur le rapport à la terre et à l’eau et plus généralement sur la société française. L’occupation des centrales à béton de Gennevilliers, « Mordor industriel », est racontée sur un ton haletant. Les courses dans les chemins de traverse des Deux-Sèvres deviennent épiques et joyeuses quand il faut déborder la police pour atteindre les bassines, ces retenues d’eau stagnante destinées à quelques cultivateurs de maïs, irrigué pour nourrir du bétail hors-sol. À défaut de celle de Mauzé-sur-le Mignon, trop bien protégée, on se rabat sur la bassine de Cram-Chaban, miraculeusement accessible derrière la ligne pointillée du département voisin. Avant qu’on ne bascule dans la violence à Sainte-Soline en mars 2023 : la violence de 5 000 grenades et du SAMU empêché d’accéder aux blessés par les forces de l’ordre.
Car, contrairement aux mensonges répétés de Gérald Darmanin sur les extrémistes venus pour « tuer des policiers », sur les saisies de matériel de camping – quel campeur n’a pas de couteau, comment faire chauffer des aliments sans bouteille de gaz ? –, les objectifs des « manifactions » sont bien matériels et non humains, et les dégâts n’ont souvent qu’une portée symbolique.
Les grandes manifestations écologistes de 2019 n’ont pas été suivies d’effet, pas plus que la Convention citoyenne pour le climat. Pour les Soulèvements de la terre, il faut « repartir d’une manifestation avec le sentiment que quelque chose a changé ». Recourir à « l’action directe de masse », c’est attirer l’attention des médias, mais aussi et surtout « renforcer notre capacité d’agir collectivement ».
Premières secousses insiste aussi sur la nécessité d’articuler « le nécessaire démantèlement des infrastructures écocidaires et l’émancipation sociale des travailleurs qui les font tourner » – les travailleurs du BTP représentent 8 % des emplois mais 19 % des accidents du travail –, de dépasser le concept d’« anthropocène » : « nous refusons l’idée selon laquelle l’espèce humaine – prise comme un ensemble indifférencié – serait responsable de ce basculement. On ne peut faire fi des questions de classe, de genre et de race au prétexte d’écologie ».
Les Soulèvements de la terre ont également ceci de particulier qu’ils assument « l’hétérogénéité des positions », la « composition » du mouvement, les horizons divers de ses membres, jusqu’à en faire une force permettant de rassembler et de combiner différents types d’actions : manifestations à visage découvert, mises hors service d’engins de chantier, parades festives, occupations, blocages. Cette hétérogénéité favorise la souplesse, l’adaptation aux réalités de terrain et s’accompagne de l’idée que les participants à l’action qui vivent sur le territoire concerné doivent décider de ses modalités. Pour autant, les actions doivent s’inscrire dans une réflexion globale qui évalue leur intérêt et leurs résultats. Les auteurs soulignent que l’écologie punitive, à coups de taxes sur le gas-oil ou le fioul domestique, ne fonctionne pas, qu’elle vise « à faire payer les pauvres plutôt que l’industrie ». Il faut également casser le mythe d’une unité du monde agricole : la Confédération paysanne lutte aux côtés des Soulèvements de la terre. La dernière partie, « Bâtir une organisation pas à pas », trace des perspectives pour élargir et développer le mouvement. Les difficultés et contradictions ne sont pas esquivées ; dans chaque partie, des sections intitulées « Paradoxes » en dressent la liste.
La lecture de Premières secousses enthousiasme dans la mesure où elle bat en brèche le découragement qui a pu accompagner les luttes sociales ou écologiques de ces dernières années. Décrivant précisément ses réalisations et avancées depuis la création des Soulèvements de la terre en 2021 sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le livre propose des objectifs réalistes – par exemple abandon des bassines, dont beaucoup ont été déclarées illégales par la justice et désarmées par des militants – qui auraient un effet immédiat tout en pointant vers un changement de société.
Le but de ce livre est évidemment de convaincre pour gagner de nouveaux appuis, de recruter de nouvelles forces, mais il le fait honnêtement, en exposant des faits vérifiables et des intentions claires, sans dogmatisme mais selon une pensée construite, en laissant le lecteur tirer ses conclusions. La description d’un mouvement pluriel, composite, démocratique et déterminé, libertaire et organisé, partant de la base mais s’attaquant au « haut », préoccupé des communs et du collectif, trace une voie porteuse d’espoir hors des marasmes climatique et capitaliste, à l’encontre du « raidissement des États néolibéraux occidentaux et du capital, pris dans une fuite en avant autoritaire et raciste ».