La cuisine hongroise

Devant les scores historiques de l’extrême droite aux élections françaises, En attendant Nadeau ouvre ses pages à des écrivains ayant connu une situation similaire : cette fois en Hongrie avec Csaba Horváth. Présentant l’offre politique hongroise à la manière dont un restaurant pourrait le faire de ses menus, il évoque les relents nationalistes et la poutinophilie du Fidesz, le parti de Viktor Orbán, au pouvoir depuis 2010. Mais il y a encore plus radical que lui.


Après les élections européennes du 9 juin, les électeurs hongrois se sont levés de la table du buffet avec un sentiment mitigé. D’une part, le menu était plus généreux que d’habitude : outre l’élection des députés au Parlement européen, ils pouvaient également voter pour les municipalités. Dans ce cas, la « cuisine fusion » désigne le mélange de deux cuisines qui ne sont pas vraiment prometteuses, ni ensemble ni séparément. Quoi qu’il en soit, les Hongrois ont pu exprimer leur opinion sur le régime actuel entre deux élections.

Ils pouvaient choisir un grand plat traditionnel hongrois dans un restaurant-piège à touristes de Pest, aux saveurs de goulash communiste. Le parti Fidesz, qui contrôle le pays avec une majorité des deux tiers, mêle le nationalisme hongrois à la nostalgie de l’époque du « communisme de goulash » (la relative prospérité des années 1970 et 1980 dans le bloc de l’Est) et plus récemment à une bonne dose de salade russe arrosée de vodka et d’autres arômes moscovites. Dans les médias d’État officiels, l’Ukraine est un obstacle à la paix, où l’argent des citoyens hongrois est déversé inutilement. Deux générations après la révolution de 1956 et une génération après le changement de régime de 1990, on réussit à rendre la Hongrie favorable à la Russie. C’est un aussi grand exploit que de nourrir un végétarien avec un ours ou de faire croire à un buveur de vin hongrois qu’il n’y a pas de meilleure boisson que la vodka.

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Il y a trente ans, le nom Fidesz était à la fois un jeu de mots sur le mot latin fides et un acronyme : Alliance des Jeunes Démocrates. Aujourd’hui, la majorité des membres et des sympathisants de l’Alliance des Jeunes Démocrates ne sont plus jeunes, et le parti est celui qui reçoit le moins de soutien de la part de la jeune génération. Ce parti n’est pas démocratique, il a même modifié, il y a une dizaine d’années, le nom de la République hongroise en Hongrie. Il ne s’agit pas non plus d’une alliance, car le parti, dirigé par Viktor Orbán, est entièrement imbriqué dans l’État et contrôlé par une élite restreinte. 

Ce conglomérat politique (Fidesz), qui a jadis commencé comme un groupe politique anarcho-libéral, adhère aujourd’hui à des principes pro-réglementaires stricts, cherchant à défendre dans les médias hongrois, et surtout à l’adresse de ses électeurs, les intérêts de la Russie de Poutine dans l’Union européenne. Le fait que, pour Marine Le Pen, Fidesz est un plat unique n’ayant pas sa place sur le menu en dit suffisamment long. Fidesz se trouve tellement à droite sur la table de service qu’il finit par tomber. 

Maison de l’Europe (Budapest, Hongrie, 2024) © CC-BY-4.0/European Parliament/Flickr

Quelle que soit la saveur, on peut toujours trouver pire. Le parti appelé « Notre Pays » (Mi Hazánk) est à la droite de Fidesz. Si je n’étais pas scrupuleusement politically correct, je dirais, comme beaucoup d’autres, qu’ils sont fascistes, tout simplement. Mais parce que je le suis et que je ne tiens pas à être poursuivi en justice, je dis que ce parti est un parti nationaliste radical dont les semblables étaient, il y a cent ans, aux portes du succès. 

Il existe une gauche hongroise, mais pour quoi faire ? Ses saveurs sont périmées et, qui plus est, un bistrot familial veut ressembler à un restaurant étoilé. Plus de petits partis qui s’empoisonnent entre eux autant qu’ils empoisonnent leurs opposants. Klára Dobrev, l’épouse de Ferenc Gyurcsány, leader de la Coalition démocratique (Demokratikus Koalíció) et ex-Premier ministre (de 2004 à 2009), est l’actuelle tête de liste du parti. Le Parti socialiste hongrois (Magyar Szocialista Párt) a pour ainsi dire cuisiné sa propre soupe jusqu’à ce qu’elle s’évapore complètement hors de la marmite. Il leur a fallu plus de trente ans après la chute du régime communiste pour être définitivement liquidés en tant qu’héritiers de l’État-parti communiste. Et l’on trouve encore dans la cuisine plusieurs petits partis qui perdent leur saveur rapidement, et durent rarement plus que le temps d’un mandat ou deux au Parlement.

Le plus grand risque de tout restaurant est la suggestion du jour. Elle paraît bonne, mais personne ne sait ce qui est réellement proposé : un plat standard correctement préparé, un chef-d’œuvre créatif, ou un mélange de tous les restes.

Lors des dernières élections, un nouveau parti, la « Tisza », était la suggestion du jour. La Tisza est le deuxième plus grand fleuve de Hongrie, mais ce nom est également un acronyme : le Parti de l’Équité et de la Liberté (Tisztelet és Szabadság Párt). Pour rendre cet article complètement méta-diégétique, ajoutons que l’un des plats les plus célèbres de la cuisine hongroise est la soupe de poisson de Tisza. Il s’agit d’une soupe de poisson forte et savoureuse, agrémentée de paprika, appréciée de la plupart des Hongrois. La caractéristique de ce plat est que les poissons y sont réduits en purée : ainsi, les carpes, les daurades et les sterlets deviennent une masse homogène. Voilà le problème de ce nouveau parti : tout le monde y voit ce qu’il veut bien y voir. Il a des promesses plutôt qu’un vrai programme, comme c’est le cas de tous les partis hongrois, d’ailleurs. On cuisine au feeling, pas selon des recettes.

Le deuxième problème est que l’apparition du parti Tisza ressemble plus à un drame shakespearien ou à un opéra italien qu’à un menu de politique européenne. Son chef a fait son entrée en politique il y a quelques mois, lorsqu’il a fait un spectaculaire esclandre en accusant des membres du gouvernement de contrôler le bureau du procureur. Pour la plupart des Hongrois, c’était aussi nouveau qu’un menu du dimanche inchangé depuis un siècle. Ce qui est vraiment nouveau, en revanche, c’est que cette information a été rendue publique par le mari de Judit Varga, ministre de la Justice du gouvernement Orbán. Plus précisément, l’ex-mari de l’ex-ministre de la Justice. Judit Varga a été mêlée à la même affaire que la présidente de la République, Katalin Novák : le directeur d’un foyer pour enfants, qui dissimulait des actes de pédophilie, a été gracié grâce à ses relations avec le monde politique et ecclésiastique. Toutes deux ont démissionné en février 2024.

Jusqu’alors, il ne s’agissait que d’un film italien des années 1970. Désormais, c’est un drame de Shakespeare ou un opéra de Verdi basé sur un autre scénario : le mari divorcé rompt non seulement avec sa femme, mais aussi avec l’élite du pouvoir, révélant les secrets intimes de la cuisine. Le ressentiment amoureux et l’animosité politique se mêlent comme les saveurs sucrées et épicées dans une bonne cuisine. Et la vengeance se cuisine lentement ! 

En deux mois, ce parti nouveau-né est devenu le deuxième du pays et le premier de l’opposition. Nous n’en savons rien, mais nous ne sommes pas encore déçus. Nous en connaissons la saveur qui n’est pas nouvelle, mais qui est consommable : un parti de centre droit n’exigeant pas grand-chose : favorable à l’Europe comme à l’euro. Mais c’est toujours mieux que ces « jeunes démocrates » vieillissants, qui ne sont plus en pleine possession de leurs goûts ni de leurs compétences mentales, et ne peuvent plus faire la différence entre les conserves russes périmées et la cuisine hongroise traditionnelle. Bien sûr, une grande partie du pays est convaincue que l’aigre est doux, que le doux est amer, l’esclavage est liberté et la guerre est la paix. Orwell aurait dû écrire des livres de cuisine. 

La Hongrie pourrait envoyer vingt et un députés au Parlement européen. Fidesz est si extrémiste et prorusse que ses onze députés ne correspondaient même pas à la fraction souverainiste. C’est aussi le cas de « Notre Pays ». Certes, il y a pas mal de restaurants russes à Bruxelles, mais il n’y a peut-être pas encore de menu « Poutine » à la cantine du Parlement. 

La gauche hongroise envoie deux députés sans goût particulier. Le parti Tisza en envoie sept qui seront dans le groupe du Parti populaire européen.  

Deux semaines après avoir quitté la table, on a encore des picotements dans l’estomac, on est inquiet pour les effets secondaires.


Csaba Horváth est critique littéraire, professeur associé à l’université de Budapest