À côté de son œuvre proprement dite, Peter Handke a régulièrement publié des notes ou réflexions, souvent traduites elles aussi en français (Le poids du monde, À ma fenêtre le matin, Hier en chemin). Dialogues intérieurs à la périphérie s’inscrit dans cette continuité. Ce nouveau livre se présente à la façon d’un journal de travail, où réflexions et notes seraient jetées spontanément sur le papier. Mais serait-ce un leurre ?
En cessant de s’abriter derrière son œuvre pour prendre directement la parole, Peter Handke livre en effet de précieux indices sur la genèse de son écriture, moins sur le mode de la confidence au lecteur qu’en entretenant dans ces pages un dialogue permanent avec lui-même : « Une de mes harangues quotidiennes à moi-même : “Et maintenant, dis toi !” Ou : “Et que penses-tu ?” Ou simplement : “Et toi ?” »
Depuis les années 1960, Peter Handke est un acteur majeur de la scène littéraire dont l’œuvre abondante et diverse s’est imposée partout, rapidement traduite dans de très nombreuses langues. Ses prises de position pendant les guerres en ex-Yougoslavie lui ont valu une longue période de purgatoire, jusqu’à la contestation de son prix Nobel en 2019. Mais, la sérénité revenant avec le temps, le public français retrouve désormais avec plaisir un de ses écrivains préférés depuis, entre autres, La femme gauchère (1976) – et qui s’est d’ailleurs installé près de Paris.
Ce qu’un auteur écrit et donne à lire en marge de ses ouvrages publiés interroge toujours le lecteur. Journal de travail, journal intime ou mémoires, à qui s’adresse-t-il ? Qu’a-t-il voulu dire ou cacher ? Quelle part pour la vérité, quelle autre pour le travestissement ? Le livre de Peter Handke échappe en partie à ces questions, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un « journal » stricto sensu mais d’un assemblage d’aspect hétéroclite où plusieurs formes se mélangent, au hasard des jours et au gré des humeurs de leur auteur. Comme s’il n’écrivait que pour lui-même. Et tel n’est cependant pas le cas : ces lignes sont aussi destinées à la publication. Les courts textes rassemblés ici remplissent dès lors une fonction ambiguë : voués à accompagner, voire à éclairer l’œuvre de l’écrivain qui se constitue au-delà (ou en deçà) de ce qu’ils disent, ils deviennent à leur tour une œuvre autonome, revendiquée et reconnue comme telle dès que l’écrivain a validé le bon à tirer.
On peut alors considérer cet ouvrage comme un exemple d’« écriture fragmentaire », héritée des poètes et moralistes de jadis (La Bruyère par exemple), et qui revient en force aujourd’hui. Le fragment contracte et concentre ce que les œuvres longues étirent et diluent, permettant au regard de se resserrer sur les mots et les images. Si c’est une prose faite également pour écouter ce qui n’est pas dit, rendre leur importance aux blancs et aux silences, rien n’empêche ici celui qui écrit de s’autoriser, sans jamais s’attarder sur ses propres traces, une remarque plus intime, comme lorsqu’il confie : « mon grand-père, mon aïeul vient de se réveiller en moi au cœur de la grande ville ». Mais il n’en dit pas davantage, sa phrase résonnera – ou non – dans l’esprit du lecteur, pour peu qu’il sache déjà qui est Peter Handke.
On chercherait donc en vain dans ces pages l’esquisse d’une « méthode » prônée par l’écrivain, mais de nombreux passages des Dialogues intérieurs révèlent la manière dont Handke travaille, dont il développe ailleurs ce qu’il résume ici d’un trait souvent fulgurant. Par exemple, à propos de La voleuse de fruits – ou aller simple à l’intérieur du pays, publié en 2017 et traduit en 2020 : « Aller simple : une histoire à suivre ; mais la suite n’arrive pas, elle est déjà incluse dans l’histoire ». Et l’histoire racontée devient dès lors son propre sujet, se contient elle-même hors de tout déroulement chronologique. Est-ce une des clefs pour lire un auteur qui se nourrit aussi bien de Stifter que de Kafka ?
Pour être constitué de fragments, le livre de Peter Handke n’en est pas moins un ouvrage cohérent, au sens où nous venons de l’évoquer. Son titre, Dialogues intérieurs à la périphérie (le même en allemand et en français), résume tout : le livre n’est ni un monologue intérieur ni une suite de considérations personnelles, mais une série de dialogues. Et comme pour converser, il vaut mieux être deux, l’auteur se prend lui-même pour partenaire, tout simplement, recourant au dialogue intérieur cher aux psychologues ou aux philosophes. De manière plus précise, celui qui parle (et qui écrit) s’adresse ici à son double. Mais ce n’est ni une commodité littéraire ni un symptôme de schizophrénie, le double apparaît ici comme une autre manifestation du même sujet conscient, ce qui ne met pas son unité en péril et rend le dédoublement inoffensif. Handke le formule ainsi dès la première page : « Un lever du jour dans la journée, un « point du jour » dans le jour (souvent, vers le soir seulement) : sitôt que je me rattrape et me double. – Et deviens un double ? – Non, un entier ».
Même solitaire, l’écrivain n’est donc jamais seul, surtout quand de longues promenades dans la nature (comme Peter Handke aime en faire) animent son imagination et oxygènent son cerveau : l’occasion rêvée pour parler avec soi-même ! « Flairer l’air matinal – faire partie de l’air matinal – rien de plus digne d’un être humain ». Mais les grandes randonnées se confondent avec une autre approche du monde, offerte par la fréquentation des écrivains : « Monologue involontaire : « il n’est rien au-dessus de la marche. – Oui, il n’est rien au-dessus de la lecture ». Ainsi se réalise la symbiose entre le marcheur qui regarde et le lecteur qui pense, entre les différents personnages qui habitent l’écrivain sans jamais altérer son unité.
Plus intrigante est la deuxième partie du titre : « à la périphérie ». Mais de quoi ? Des choses de la vie et du monde, ou du livre que l’auteur est justement en train d’écrire ou de concevoir ? Les deux sans doute, car si les notes que Handke publie ont un lien certain avec ses préoccupations du moment, avec le livre qu’il a en tête (par exemple : La deuxième épée, publié en 2020 et traduit en 2022), le titre révèle aussi comment l’écrivain se déplace, dans l’espace comme dans sa pensée. Handke aime les zones intermédiaires, là où la campagne devient insensiblement ville, car le cœur des choses est d’abord hors de portée – et il en va de même pour le cœur du sujet. Dans ses promenades comme dans son écriture, Handke préfère sonder les marges et explorer les périphéries, plus riches d’enseignements pour qui sait les regarder. Ensuite peut-être, en progressant par cercles, il s’approchera d’un centre, moins riche de significations. Double démarche, du corps et de l’esprit, tandis que se confondent l’horizon réel et celui qu’on invente : « S’enfoncer dans le pays du récit, et émerger sans jamais émerger ».
Rien d’étonnant alors à ce qu’une des obsessions répétées dans ce texte soit d’affûter l’outil de l’écrivain : le vocabulaire. Il n’a que le mot pour désigner l’objet et dire ce qu’il ressent, mais pour conserver la fraîcheur et l’innocence d’un Kaspar Hauser découvrant le monde (ce fut un des tout premiers héros de Handke), il lui faut le choisir soigneusement, et au besoin l’inventer : tandis que les brins d’herbe folle « ailettent » dans le vent, l’écrivain n’a plus qu’à créer les noms qui lui manquent : « Comment s’appelle cet oiseau ? Comment s’appelle cet arbre ? – Regarde, écoute, et baptise-les toi-même ! ».
Une autre obsession, peut-être plus surprenante, revient en leitmotiv sous forme parodique : l’invention d’un onzième commandement. Peter Handke trouverait-il la morale judéo-chrétienne insuffisante ou incomplète ? Il n’est pas le premier à avoir imaginé que Moïse avait reçu de Dieu plus de dix commandements : la Bible elle-même en évoque un onzième, le « commandement du pauvre » (Deutéronome), et le sujet a inspiré depuis bien des gags plus ou moins drôles. Handke à son tour en imagine quantité de nouveaux, comme : « Pas un jour sans chemin inconnu ! » Mais c’est à lui-même qu’il les impose, à l’auteur dont l’activité a besoin d’un cadre, même si le sérieux de son travail ne saurait en occulter le côté ludique : « Fais de tes humeurs un jeu, transforme-les en jeu ». Pour souligner l’aspect moral de la littérature, qu’il place très haut, il n’hésite donc pas à se couler dans une forme qui relève, tantôt du précepte religieux, tantôt de la maxime séculière : « Qui tend à la vérité doit apprendre à lire les œuvres de la littérature » (Léon Chestov sur Tolstoï).
Dialogues intérieurs est donc une œuvre où se révèle l’écrivain Peter Handke, capable à tout moment de s’étonner de ce qu’il voit, et d’en dégager la beauté en l’arrachant aux sédiments laissés par la routine et les mots usés. Toujours disponible pour écouter la nature, pour suivre des yeux l’oiseau ou le papillon citron, il accepte aussi d’être abusé pour mieux se servir de ses erreurs : « Avec quoi agis-tu ? – Avec la puissance lumineuse de mes erreurs, de mes illusions visuelles et auditives, de mes méprises ». C’est en savourant passionnément ce qu’il a découvert sans le vouloir qu’il peut alors laisser éclater son amour pour la littérature : « Trouveur du non-recherché : métier idéal ».