Rien d’anormal

À quelques jours du second tour d’élections législatives anticipées qui pourraient être remportées par le Rassemblement National, En attendant Nadeau ouvre ses pages à des écrivains venant de pays connaissant, eux aussi, l’extrême droite au pouvoir : comme l’Argentine, en 2023. L’auteur et artiste franco-argentin Sergio Aquindo nous fait vivre l’atmosphère de Buenos Aires avant et après la victoire de Javier Milei.


Oracle au fond d’un salon de coiffure. Buenos Aires, février 2023 (huit mois avant les élections)

« Je ne me lave pas », c’est un graffiti sur la majestueuse façade d’une ancienne banque en faillite abandonnée sur l’avenue de Mai. En face, une église revivaliste occupe tout un coin de rue. Le quartier autour du Congrès est tout troué par les appels d’air des parkings ouverts, qui ont avalé des cinémas, des librairies, des magasins, des restaurants… On détruit les immeubles anciens et on les transforme en parkings. Un hôtel y a échappé, grâce au souvenir du sous-sol qui hébergeait des salons littéraires dans les années 1940, rappelé par une pancarte promotionnelle, photos d’écrivains célèbres à l’appui. Plus loin sur l’avenue de Mai, encore : « Tu ne me croiras pas : je ne me lave pas ». Et puis : « Pas une de moins » et « On t’aura pauv’ conne ».

Chaleur accablante. Je m’arrête dans un salon de coiffure de Recoleta, comme pour me délester de quelque chose. Je pousse mais la porte ne s’ouvre pas. Après m’avoir étudié des pieds à la tête, le coiffeur appuie sur un bouton sous son comptoir et me laisse entrer. (La même scène un peu plus tôt, mais dans une épicerie ; c’est toute une vie à-travers-grilles.) La conversation avec le coiffeur est très convenue : de l’histoire du salon de coiffure, fameux dans le quartier apparemment, et dont les fauteuils auraient accueilli des stars de la télé et du monde politique (le rapprochement n’est pas anodin), on glisse vers le football, manière détournée d’évoquer la politique dans un pays mortellement divisé. Le coiffeur m’étudie encore : il essaie de deviner de quel bord je suis. Je fais de même : le miroir du salon de coiffure, décoré de photos de mode, est la surface où chacun tente de saisir l’autre. Parce que les gens ne veulent pas travailler dans ce pays… Et voilà. La fausse frontière entre foot et politique est franchie sans ambages.

Le coiffeur se fait plus sombre : il voudrait partager avec moi une prophétie.

— Si j’en crois ce fauteuil (celui sur lequel je suis assis), dit le coiffeur, et ce fauteuil ne s’est jamais trompé jusqu’à maintenant, le prochain président argentin sera M.

— Hein ?

J’ai comme une envie de changer de fauteuil.

— Mais M. n’a aucune expérience de la politique, et encore moins du gouvernement, dis-je. Et – petit détail – il est fou : il parle avec son chien mort !

— Pas lui directement, il passe par un médium.

Je n’ai pas le temps de répondre, le coiffeur me rassure : il trouve lui aussi tout cela un peu délirant, c’est vrai, on est d’accord (bien que, dit-il, on aime tous nos chiens, n’est-ce pas ?), mais là n’est pas vraiment le problème, c’est plutôt que ce candidat fait des promesses qu’il ne pourra pas tenir lui non plus, comme la fin de la Banque centrale argentine ou la dollarisation de l’économie.

— Oh, pour qui entend gouverner avec les forces du Ciel, rien n’est impossible, dis-je en souriant. Je vois soudain le crucifix sur le cadre du miroir.

— Ben oui, c’est comme ça. On a bien été champions du monde avec un sélectionneur sans aucune expérience.

L’oracle, au fond d’un salon de coiffure d’un quartier cossu de Buenos Aires, se tait pour l’instant : le silence grave des prophètes. Peut-être que mes fesses l’étouffent et l’empêchent de parler, de se manifester, de crier : mais non voyons ! C’était pour rire !

Cinq minutes plus tard, j’attends que le coiffeur appuie sur le bouton pour me laisser sortir du salon de coiffure. Je regarde encore l’Oracle, vide et tiède, respirant à nouveau recouvert de mes cheveux morts. Il ne dit rien, il attend un nouveau disciple, prêt à accueillir ses prédictions.

Sur les affiches politiques, dans la rue, la pointe de la tronçonneuse du candidat M. surmonte les toits des voitures. Son sourire fou et cocaïné semble s’animer dans les fenêtres des bus qui passent comme dans un zootrope. On dirait qu’il rit vraiment.

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Parenthèse du sourire en politique

(Jusqu’à une certaine époque, le sourire en politique argentine était l’apanage du péronisme, ou plutôt, du Général (Perón). Un sourire malicieux qui scandalisait la classe politique, dont le sérieux était censé garantir l’intégrité et la compétence. Un sourire joyeux et contagieux, très chaleureux, me disait mon grand-père : pour la première fois de leur vie, me disait-il, ils existaient aux yeux des hommes politiques. Le Général leur souriait, les saluait et levait les bras en signe de « nous allons tous gagner ». Le sourire se répandit ensuite comme un virus jusqu’à toucher toute la classe politique sans distinction, jusqu’à débouler presque un siècle plus tard sur le visage halluciné du candidat M.)

Rien d’anormal. Buenos Aires, février 2023

Il fait une chaleur atroce, collante, enivrante – version gueule de bois. Les moustiques du square où je me suis assis semblent entraînés à la guérilla urbaine. Une petite foule de femmes de tous âges fait de la gym au rythme d’une musique techno au pied d’une statue de Bolivar. Pauvre Bolivar, pauvre San Martín, coulés dans le bronze dans les squares et les écoles, incapables de réagir face à la catastrophe que certains annoncent, mais qui semble si improbable.

S’annonce-t-elle, d’ailleurs ? Rien ne semble anormal. Si on se fie à la gueule des rues et des gens, tout coule normalement, tout suit son petit bonhomme de chemin parfaitement banal ; on ne soupçonne rien de ce qui se trame dessous, ou derrière, ou allez savoir où. Passent des livreurs à vélo, passent de jeunes amoureux, passent des employés et des gamins, passent des mendiants aussi, et des cartoneros poussant des véhicules de leur cru, faits de caddies de supermarché ou de vieux sommiers. Régulièrement, on voit, parmi les voitures qui attendent au feu rouge, un homme pieds nus poussant une cargaison démesurée de carton ou de plastique ou de ferraille, ou un vieux cheval qui traîne une charrette chargée de gravats et d’enfants, ou d’une petite famille d’indigents ou d’habitants de la périphérie, ou de plus loin, ou de plus en dessous que la périphérie. Rien d’anormal.

À l’arrêt de bus, toutes sortes d’offres : des cours d’anglais et de la cuisine « maison » (avec guillemets), des fourgons à louer, ou des barbelés en acier, des terrassiers équipés de leurs outils, des call-girls « toutes fraîches » ou « toutes neuves », qui vous attendent, monsieur, dans des appartements du quartier. Ou bien on vous propose une vie renouvelée sur la voie du Seigneur, car « Jésus arrive ! » – Et le bus ?, a-t-on répondu au stylo-bille en bas de l’affichette. Une annonce en couleurs vante les mérites d’un pistolet électrique, dont le son suffit à intimider les délinquants. « Célèbre picana… », c’est-à-dire la gégène, livrée avec housse et chargeur, et munie d’une lampe-torche. Ce n’est pas un simple Taser qu’on vend aux citoyens apeurés, mais le souvenir d’un temps où l’ordre régnait à coups de décharges électriques.

Un bus se matérialise au fin fond d’une avenue interminable. C’est l’été, ça circule moins ; serait-ce un mirage ? Non, c’est le bus, mon bus, Dieu merci, me dis-je. Oh tu fais encore ton gringo, me dis-je aussi. Quelques mois plus tard, après l’élection, on rapporte dans la presse (de gauche) le cas d’un chauffeur de bus qui aurait menacé des passagers mécontents de les passer à la picana.

Tout cela est parfaitement cohérent avec les propositions de campagne du candidat M., qui promet de l’ordre, mais qui ne le promet pas ; il promet de sortir les gens de la misère en libéralisant la vente d’organes et en abolissant la loi qui interdit le travail des enfants. Sans compter, bien entendu, la privatisation d’à peu près tout ce qui peut l’être, à part l’air qu’on respire, et encore.

Plus loin dans la rue, je lis Francia sur une enseigne de Farmacia. C’est la double vue des binationaux.

Casa Rosada, siège du pouvoir exécutif argentin (Buenos Aires, Argentine) © CC BY 2.0/Jon Gilbert Leavitt/Flickr

Un peuple de bossus. Mendoza, mars 2023

Nous marchons avec mon père dans le centre-ville un samedi midi. Nous n’avançons pas très vite. Assis sur un petit tabouret au pied d’un feu rouge, un cireur de chaussures salue mon père et le taquine sur les résultats du foot. Il vend des billets de loterie à l’occasion, ainsi que des dollars. Dólares, maestro ? Sa voix rejoint le petit chant des agents de change plus ou moins informels. On les appelle « arbolitos » : petits arbres. Parce qu’ils passent la journée plantés sur le trottoir à dire : dólares cambio cambio. Il existe plusieurs types de dollars et de taux de change : le dollar Bleu, le dollar Qatar (pour la dernière coupe du monde), le dollar Soja, le dollar Coldplay, et, plus récemment, le « dollar neurone », dont je n’ai toujours pas compris la particularité.

Un peu plus loin sur la rue piétonne de mon trou du cul de ville natale, il y a de la musique. C’est souvent le cas le samedi : des musiciens dits de « folklore » trucident les oreilles des touristes. Mais là, ce sont trois ou quatre adolescentes blondes et très jolies, aux longs tee-shirts blancs, qui dansent langoureusement au rythme d’une cumbia stridente. Un quinquagénaire bronzé aux cheveux teints en noir charbon, la chemise blanche un peu ouverte, vient les rejoindre, et danse avec elles : il est candidat au poste de gouverneur. Il danse la cumbia avec les jeunes femmes dans la rue piétonne un samedi midi. Alleeez les filles, on danse ! Les tee-shirts blancs des adolescentes blondes portent en lettres noires le slogan du candidat : « Travailler pour vous ». Tout cela me fait sourire : notre grotesque national a encore frappé, celui sans lequel on ne saurait pas vivre, mais dont il fait bon se plaindre de temps en temps. Toute la scène semble même écrite et dirigée par un fonctionnaire fantôme d’un fantomatique ministère du Grotesque National. Derrière le candidat danseur et ses claudettes adolescentes, des militants dévoués tractent en scandant le slogan.

La scène ne fait pas du tout rire mon père, qui rougit de rage et ne sait plus de quel superlatif qualifier le spectacle… Il cherche, il jure, il secoue la tête : la honte, ce pays, où on va, après ils se plaignent que les gens, etc. Il est d’autant plus gêné qu’il lui est déjà arrivé de voter pour ce parti. Peut-être que la gêne vient également du fait que son fils de France, comme il me présente à tous les gens qu’il croise, en a été témoin.

Un autre candidat, pas très dansant, lui, si on en juge à son portrait sur les affiches, se prend pour Jésus-Christ en personne et appelle les Argentins à se redresser et à marcher droit. Les Argentins seraient un peuple courbé ? Affaissé ? Mieux : bossu. Arlt (Roberto) ne serait pas mécontent : il a déjà tout prévu dans les années 1920, de cette Argentine future de bossus complotistes et dansants…

Un peuple de bossus, dont la bosse est ce grotesque national qu’on porte tous plus ou moins.

Les élections. Argentine, octobre 2023

Un électeur s’est présenté déguisé en Dark Vador et un autre, dans un tout autre bureau de vote, déguisé en Spider-Man. Ils ont pu voter normalement. Rien, dans le code électoral, ne semble interdire les déguisements tant qu’ils ne font pas référence à un candidat précis. Cette dernière raison a été invoquée dans le cas d’un autre électeur, venu voter déguisé en tronçonneuse. On lui a demandé d’enlever son déguisement pour entrer dans le bureau de vote. Il a contesté, invoqué sa liberté, appelé les médias, la police, les vérificateurs, et tous sont tombés d’accord : le déguisement fait référence à un candidat précis. Il a dû le retirer pour accomplir son devoir civique (voter). Pas remis de cette incroyable injustice, il a remis son costume en sortant de l’école municipale, et a partagé son histoire avec ses nombreux followers.

Lors de la campagne électorale, des gens arboraient des cercueils en carton dans les manifestations, des armes factices, des cordes à nœuds de pendu, des guillotines. D’autres avaient carrément déposé des sacs mortuaires noirs devant le Congrès. Chaque sac noir affichait le nom d’un candidat ou d’un ministre, d’une ancienne présidente, responsable aux yeux de ces défenseurs de la liberté, d’avoir conduit le pays à la catastrophe. À une nouvelle catastrophe. La troisième depuis le début du XXIe siècle. On manifestait avec de fausses tronçonneuses portées en chapeau sur la tête, ou avec de vraies tronçonneuses. L’idée générale était de tout détruire pour recommencer à zéro. Un ami du lycée me disait : il faut larguer une bombe atomique et tout reconstruire. Un autre : il faut s’armer (sic) et rebâtir le pays. Ce ne sont pas des fous, je les connais. Ils étaient venus à la réunion d’anciens élèves en 4×4, on avait mangé des grillades, et ils disaient que rien n’allait plus.

Des manifestants défilaient déguisés en lions rugissants. Des déguisements bricolés à la maison, comme pour une fête de l’école, ce qui leur donnait un air sympathique, presque touchant. On réclamait la tête d’untel ou unetelle, on menaçait tels autres. On faisait référence aux voitures banalisées de la Dictature, dans lesquelles ont disparu tant de gens. Tout cela avait un triste air de déjà-vu : tout cela était déjà arrivé aux États-Unis, en Équateur, au Paraguay, au Brésil. Un copier-coller, légèrement adapté au goût du pays. Mais l’Argentine…L’Argentine c’est autre chose, l’Argentine a une tout autre histoire et une longue tradition de lutte politique, me disais-je. Eh ben non, ça a été notre tour aussi.

Le président M. Mendoza, mars 2024 (six mois après les élections)

Après une manifestation calme et résignée contre le président M. et sa tronçonneuse déjà en action, sous un soleil de plomb, on mange des pizzas dans le centre-ville. Il fait encore une chaleur écrasante. Les ventilateurs de la pizzeria sont hors service. La fille d’un ami parle du Président M.

— Tous les copains de ma classe ont voté pour lui, dit-elle.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’il est différent.

L’auteur tient à remercier Hélène Briscoe, qui partage sa bosse.


Sergio Aquindo est un dessinateur, graveur et écrivain franco-argentin. Il vit à Paris depuis plus de vingt ans. Dernier livre paru : Bête à gravats (Alma, 2023).