Après Danser au bord du monde, voici d’autres essais d’Ursula K. Le Guin traduits en français. Parus il y a vingt ans, ils n’ont rien perdu de leur actualité. Le cantique des lionnes de la poétesse franco-indienne Karthika Naïr, paru sous le titre Until the Lions en Inde en 2015, sort lui aussi en traduction. On y décèle une vision du monde et de la création proche de celle de l’autrice américaine.
On ne présente plus Ursula K. Le Guin, l’influence de son œuvre et de sa pensée singulières n’est plus à démontrer. Comme le rappelle son fils, Theo Downes-Le Guin, dans l’article de 2018 (année de la mort de l’autrice) qui sert ici de préface, Ursula K. Le Guin était à l’aise dans le monde de l’imaginaire, dont elle montre dans les présents écrits toute la puissance.
Elle était trop à l’écoute du monde pour ne pas percevoir des enjeux qui occupent le terrain médiatique aujourd’hui : elle fait partie de ces auteurs pour qui une bibliothèque est ce qui se rapproche le plus du paradis sur terre, et elle serait probablement horrifiée de tous les endroits où l’on tente aujourd’hui dans son pays, les États-Unis, d’interdire l’accès à certains livres. Horrifiée mais pas étonnée, car elle a pu mesurer la méfiance de ses concitoyens à l’égard de l’imagination. Elle ne se contente pas de faire référence aux genres longtemps méprisés comme les romans policiers, la science-fiction, la fantasy, elle parle aussi d’auteurs qui bousculent les codes établis, en Occident comme ailleurs, citant Calvino, Borges, Márquez, Rushdie. Elle se moque des critiques qui « entendent tous ces cinglés d’Indiens (d’Amérique et d’Inde) danser dans le grenier de la New York Times Book Review. […] Croire que la littérature réaliste est par définition supérieure aux littératures de l’imaginaire, c’est croire que l’imitation est supérieure à l’invention ».
Ursula Le Guin fait également partie des auteurs qui ont réécrit à leur manière un texte canonique : son dernier roman, Lavinia, s’inspire de l’Énéide, de la même façon que Margaret Atwood a écrit une Odyssée vue par Pénélope quelques années auparavant et plusieurs autrices, plus récemment, des romans inspirés par les femmes de l’Iliade. Citons également, parmi les nombreuses traductions de Beowulf, celle de Maria Dahvana Hadley parue en 2020, qui diffère de la plupart des traductions dans ses descriptions de la mère de Grendel. C’est une tendance qui s’affirme dans le monde anglophone, sans faire des textes antiques ou des points de vue de femmes une exclusivité : Barbara Kingsolver réécrivant David Copperfield et Percival Everett Huckleberry Finn.
Salman Rushdie est un auteur tout aussi incontournable pour Ursula K. Le Guin que pour Karthika Naïr, qui vit loin de son Inde natale, comme lui : « Salman Rushdie a écrit dans La Honte des passages mémorables sur le transfert étrange – et commode – de l’assujettissement et du déshonneur des hommes vaincus vers les femmes. Ce sont elles qui souffriront des conséquences de la défaite et portent les cicatrices sur leurs corps. De tout temps, des récits se font l’écho de cette pratique de la violence et de la violation infligées aux femmes, qu’il s’agisse de Briséis et de Cassandre dans L’Iliade, de Sita et de Shurpanaka dans le Ramayana de Valmiki ou des filles du Cid dans Le Poème du Cid ». La portée universelle des grands récits ne fait aucun doute ; pour sa part, elle a choisi de faire entendre des voix qui sont des « échos du Mahabharata ». La méfiance envers l’imagination n’est pas l’apanage des Américains ; Karthika Naïr rappelle combien d’écrivains (et d’artistes) sont censurés, incarcérés ou contraints à l’exil aujourd’hui encore de par le monde, et réaffirme l’importance de la liberté de création et d’expression.
Aux critiques qui lui reprochent de mettre en exergue « une sensibilité politique moderne ou une narration subalterne ou minoritaire », l’autrice indienne répond : « Narrations subalternes ? Sensibilité politique ? Elles sont aussi anciennes et nouvelles, aussi valides que l’imagination humaine, qu’on ne peut attribuer ni au XXIe siècle, ni au premier monde, ni à une religion ou une idéologie plutôt qu’à une autre. Tous ces écrivains, et d’innombrables autres, ont conté et raconté, mis en question et modifié les histoires qui leur ont été transmises en héritage. […] Ils savaient qu’il n’existe pas de petites libertés et que l’imagination est le bien le plus précieux, qu’il ne faut l’abandonner à aucun prix. Par quel autre moyen, en effet, peut-on tenter de comprendre ce qu’il en est d’être un autre, dieu ou soldat, femme ou loup ? ».
Il existe un autre lien, moins évident, avec l’autrice américaine : la danse. Karthika Naïr a participé à la conception de plusieurs spectacles et Until the Lions, le titre original du Cantique des lionnes, est aussi celui d’un spectacle d’Akram Khan, un danseur et chorégraphe britannique d’origine indienne qui a figuré dans l’adaptation du Mahabharata de Peter Brook. Ce ballet met en lumière et en mouvement l’histoire de Bhishma et d’Amba, en reflète la grâce et la violence : Amba a été offerte en mariage à Bhishma alors que celui-ci avait fait vœu de chasteté, et, même s’il a refusé l’offre et que le mariage n’a pas été consommé, Amba est dès lors rejetée par l’homme qu’elle aurait souhaité épouser. Elle obtient des dieux de pouvoir se venger de Bhishma en devenant un homme dans sa prochaine existence.
Une histoire d’amour et de mort qui s’écrit dans les corps autant que dans l’alphabet : « ancre tête et jambes dans la haine ancienne et la fonte de la mémoire adhère des deux pieds à la terre aligne zénith et moelle […] bande les nerfs de tes cuisses boucle tes deux paumes ». Karthika Naïr déclare s’être inspirée de la chorégraphie Begin to Begin d’Eva Recacha (un des nombreux spectacles de danse inclus dans les références de fin d’ouvrage, s’ajoutant à la bibliographie et à la filmographie) pour la structure de cette partie. La proximité avec Le Guin est encore une fois frappante ; dans Collectionneurs, rimailleurs et batteurs, elle évoque « le mouvement et la cadence des phrases », les écrits de Virginia Woolf sur le rythme et poursuit : « Pour raconter l’histoire, il faut trouver le temps – devenir le rythme, comme le danseur devient la danse. Or la lecture obéit au même processus, même si c’est beaucoup plus facile, beaucoup moins lassant : car au lieu d’avoir à trouver le bon rythme battement après battement, il suffit de s’y abandonner, de se laisser porter par lui, de se laisser entraîner dans la danse. » Ce n’est pas une vaine métaphore.
Les écrits de Le Guin en prose ont été beaucoup plus étudiés que son œuvre poétique, pourtant abondante. Elle n’a pas attendu Lavinia pour s’intéresser, dans ses poèmes, aux figures féminines antiques comme Eurydice, ce qui ne l’a pas empêchée d’être également attentive aux tragédies modernes. On trouve ainsi dans ces Derniers poèmes parus en édition bilingue anglais-français en 2023 (Aux forges de Vulcain) un Hymne à Aphrodite qui évoque Fukushima. Ne perdant pas de vue l’aspect ludique de la création, elle a expérimenté diverses formes, comme elle l’explique dans la postface du recueil En fin de journée – à lire dans les Derniers Poèmes – et constaté que la contrainte formelle pouvait faire jaillir une œuvre dépassant le projet initial, si bien que c’est par choix qu’elle utilise tantôt le vers libre tantôt des formes plus classiques pour ses poèmes.
Poussant cette logique encore plus loin, Karthika Naïr joue également sur la disposition typographique des mots, incluant des calligrammes dans Le cantique des lionnes. L’édition française joue pleinement ce jeu, incluant des illustrations de Joëlle Jolivet et allant jusqu’à changer de couleur d’encre, en écho à « la voix d’Amba, tantôt indigo, tantôt incarnadine », ainsi que la taille des caractères, comme pour moduler encore plus finement les asyndètes. Les traducteurs ne sont pas en reste, restituant acrostiches, assonances, rimes et tercets. La richesse de la langue n’a d’égale que la violence des actes, les couleurs chatoyantes (« bleu sarcelle », « lune noisette ») côtoient la puanteur des massacres, les parties du corps célébrées dans l’amour (érotique ou maternel) tombent inertes au fil des combats. Il y est inévitablement question aussi de viols et de la libération de la parole autour de ceux-ci : « Quand le roi décide de (Dis-le, dis-le donc ce mot, me dis-je à moi-même. Mais je vois que je ne peux pas, pas encore, du moins. Je commencerai par des périphrases, et m’avancerai vers le mot. Je dois recommencer.) » Karthika Naïr accompagne son personnage, de parenthèse en hésitation, de bégaiement en euphémisme, l’encre elle-même pâlissant, vers une déclaration qui vaut pour d’autres : « Quand le roi décide de me violer ou violer mes semblables, personne n’emploiera le mot viol. Ce mot n’existe pas dans le monde du roi. Ce corps n’est qu’une province de plus qu’il possède, du nombril aux mamelons, aux paupières, de la plante des pieds au clitoris. Mais même le roi ne peut posséder une pensée, une conscience – personne ne le peut. […] Le moment venu, mon enfant, tu pourras défaire la fin de cette histoire, délier les lettres, inventer une nouvelle écriture ».
« Projection féministe », diront certains. L’autrice s’en défend, citant la partie du Mahabharata intitulée Strii Parva où les femmes et mères en deuil ont la parole, mais aussi les Héroïdes d’Ovide. Là où Ursula K. Le Guin tira un roman entier du personnage méconnu de Lavinia, Karthika Naïr tire un recueil polyphonique d’une œuvre qui inclut des destins de toutes sortes, victoires et humiliations, deuils, sacrifices, métamorphoses. Si Amba se fait homme pour accomplir sa vengeance, Krishna lui-même se fait femme pour une nuit (de façon qu’Aravan, sacrifié pour assurer la victoire des Pandava, ait une épouse et une veuve). Les voix des mères, épouses et amantes dominent, mais ce sont des hommes, les « pions », fantassins anonymes de la guerre, qui ouvrent et ferment le recueil.
Lire Le cantiques des lionnes, c’est (re)découvrir un récit complexe, accepter de se perdre un moment dans les noms et les branches de l’arbre généalogique, comme dans la forêt du Pays des merveilles où les choses oublient leur nom (la forêt où Alice et le faon peuvent se côtoyer sans peur est évoquée par Le Guin dans son poème Disremembering), mais c’est aussi renouer avec la formidable puissance évocatrice des mots. C’est percevoir qu’un récit souvent présenté comme fondateur (le BJP, Bharatiya Janata Party, parti du dirigeant actuel de l’Inde, Narendra Modi, partage une partie de son nom avec le Mahabharata, « la Grande Guerre ou Histoire des Bharata », l’empereur Bharat étant souvent présenté comme l’ancêtre des Indiens) ne saurait être figé dans une seule tradition, car la réécriture de Karthika Naïr en est une parmi d’autres et ni plus ni moins légitime que les myriades de variantes (orales, pour beaucoup) du mythe.
Mais les réécritures ne sont pas toujours vues d’un bon œil, pas davantage que les romans d’anticipation ou fantastiques. Ursula K. Le Guin le rappelle dans un essai qui mentionne entre autres Phillis Wheatley, « poétesse et esclave affranchie » de la fin du XVIIIe siècle, mais aussi le Mahabharata : « Les derniers mots du Mahabharata sont : « Je ne puis en aucun cas atteindre un but hors de ma portée. » Il est probable que la justice, cette idée humaine, soit un but hors de la portée humaine. Nous sommes doués pour inventer des choses qui n’ont aucune chance d’exister. » L’imagination est donc aussi stimulante que subversive : « L’exercice de l’imagination est dangereux pour ceux qui tirent parti de l’ordre établi parce qu’il a le pouvoir de montrer que l’ordre établi n’est ni permanent, ni universel, ni nécessaire. »
Les récits et les poèmes sont essentiels pour la mémoire, et pas seulement celle d’un individu ou d’un peuple : « Un vers de poème ranime les avrils perdus / Des nations entières se tiennent dans leur mot pour dire Maison », écrit Le Guin dans son poème Langues mortes. Elle souligne aussi l’importance du collectif dans son essai sur les ateliers d’écriture, qui se termine ainsi : « Un bon atelier, pour moi, c’est comme une troupe de lions à un point d’eau. » Et ce n’est pas un hasard si ces animaux – qui, chasseurs ou chassés, sont avant tout membres d’un groupe – fournissent aussi leur titre à l’œuvre de Karthika Naïr, lui-même tiré d’une citation de l’écrivain nigérian Chinua Achebe mise en exergue au début du livre : « « Tant que les lions n’auront pas d’histoires, le récit de la chasse glorifiera le chasseur », dit un adage percutant. Sa vérité m’a sauté aux yeux tardivement, mais dès lors, devenir écrivain s’est imposé à moi, je devais être cet historien. Ce n’est pas le travail d’un seul homme, d’une seule personne. » Faire entendre toutes les voix, faire dialoguer les œuvres par-delà l’espace et le temps, c’est bien cela la littérature.