Orbital, cinquième roman de Samantha Harvey, nous embarque dans la station spatiale, une auberge espagnole interplanétaire où des astronautes de tous bords – russe, japonais, italien, américain, britannique – profitent de l’accélération temporelle pour ralentir leurs perceptions, trouvant dans la légèreté non gravitationnelle l’occasion de prendre du recul, d’avoir enfin les pieds sur terre. On comprend pourquoi la romancière anglaise a été comparée à Virginia Woolf.
On songe à Rocket Man (Elton John), à Space Oddity (David Bowie) ou à Walking on the Moon (The Police) : des chansons vertigineuses qui transportent l’auditeur vers des cieux vaporeux, où les langues terriennes n’ont plus cours. Ou encore à des films tels que 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick) ou Interstellar (Chistopher Nolan), des spectacles visuels et auditifs à la fois claustrophobes et infinis. Comment se fait-il que, depuis H.G. Wells, ce sont les Anglais – même Kubrick a vécu quarante ans en Angleterre, où il a créé 2001 – qui ont le mieux imaginé des traversées fictives de l’espace ? Les Américains, focalisés sur la conquête réelle, sont-ils passés à côté de la poésie cosmique ? Est-ce de perdre son empire qui aide à élaborer des royaumes fantasmatiques ?
Orbital, justement, représente l’extension du domaine anglophone dans l’espace, c’est-à-dire dans un petit îlot au milieu de l’immensité extraterrestre. Mais l’intérêt du roman ne réside pas dans les échanges entre les membres d’une équipe hétéroclite, il est à trouver dans la prose de leur créatrice : tels les six personnages principaux des Vagues, les six astronautes coincés dans la promiscuité de l’installation divaguent librement dans la pensée, une fois délivrés de leurs tâches quotidiennes.
« Quotidien » : l’adjectif est-il pertinent dans cet environnement éthéré ? Au début de l’histoire, on est un mardi matin à quatre heures quinze, il y aura seize orbites au cours des vingt-quatre heures dans ce texte rempli de chiffres, comme pour souligner l’arbitraire de la mathématique. On commence par entrer dans la tête d’un cosmonaute russe, Roman, lorsqu’il s’extirpe de son sac de couchage et « nage » vers le hublot. C’est son quatre cent trente-quatrième jour dans l’espace, un total cumulé sur trois missions différentes. Une mission de neuf mois comporte environ cinq cent quarante heures d’exercices matinaux et cinq cents réunions avec les équipes au sol. En plus de quatre mille trois cent vingt levers de soleil et quatre mille trois cent vingt couchers de soleil. Tout cela étalé sur trente-six mardis, dont celui d’Orbital. Comment ne pas penser à la profusion des chiffres dans l’Ancien Testament, notamment dans le Livre des Nombres, dont le nom en hébreu, Bemidbar, signifie « dans le désert » ? L’espace est désertique, on est plus près de l’ambiance de la Bible que de celle, aquatique, du roman de Virginia Woolf, bien que les astronautes se déplacent en « nageant ». En hébreu, les mots « désert » (Bemidbar) et « parler » (Deber) ont une racine commune : le titre du quatrième livre de la Bible se lit aussi comme « Dans le Lieu de la Parole ». Samantha Harvey place la parole au-delà de l’atmosphère. En regardant par le hublot, Roman se projette dans l’avenir ; il s’imagine quelques mois plus tard, chez lui à Moscou, toujours en train d’observer par la fenêtre, pour contempler la même lune qu’il voit depuis le hublot, mais qui aura alors le caractère d’un souvenir touristique.
Quant à Shaun, seul Américain à bord, il se remémore une leçon au lycée sur Les Ménines : le professeur expliquait qu’il s’agissait d’une mise en abyme, d’une peinture dans une peinture, du fait que Vélasquez se mettait dans le tableau. Quel serait le véritable sujet de l’image ? On ne voit qu’une pièce dans laquelle sont introduites quelques personnes ainsi qu’un miroir ; Vélasquez a-t-il réalisé une représentation du néant ? Orbital serait-il investi d’une mission semblable ? Comme Beckett, Samantha Harvey communie avec le néant, localisé à quelques centaines de kilomètres au-dessus de la Terre.
Lorsqu’on traduit un livre ayant atteint les sommets, il faut un traducteur à la hauteur ; ici, le texte français reste terre à terre. Claro, « passeur » de littérature américaine et considéré comme l’un de ses meilleurs traducteurs hexagonaux, est célèbre pour l’impressionnante quantité de sa production : chaque année, il traduit des milliers des pages, tout en publiant de la poésie, en s’occupant de son blog et en se dépensant en tant qu’éditeur et chroniqueur. Trop, c’est trop ! Surmené, il a fini par intégrer l’idéologie de l’impérialisme yankee dont il est l’idiot utile : à tout prix, la mécanique et l’efficacité !
Samantha Harvey est anglaise, outre-Manche la communication se passe à un autre niveau, e décalage entre elle et ses confrères outre-Atlantique ressemble à celui entre Tony Blair et George W. Bush, ou entre BoJo et Donald Trump : même lorsqu’ils sont bêtes, les Anglais sont linguistiquement plus subtils. La faiblesse de cette traduction saute aux yeux dès la première phrase du chapitre « Orbite 1 » : Harvey évoque des pensées et des mythologies qui « convene » ; le verbe nous interpelle, le lecteur doué d’une oreille fine entend une note perçante, absente dans la traduction tricolore : « se rejoignent ». À la fin de ce paragraphe, quand la romancière évoque le « raw space » (« l’espace nu » pour Claro, qu’on aurait traduit par « brut » ou « cru »), elle le compare à une panthère ; une panthère « rêvée » de manière transitive par les astronautes : « they dream it stalking through their quarters », tandis que le « Clavier Cannibale » – pour reprendre le nom du blog du traducteur – mortifie la phrase : « ils rêvent qu’elle rôde dans leur habitacle ». En anglais, la magie se cachait dans cette transitivité inattendue. À la page suivante, c’est une faute de sens frappante : « un » mardi devient « le premier » mardi à bord pour Roman, alors qu’il participe à cette mission depuis quatre-vingt-huit jours. Et ainsi de suite… Le cannibale ferait mieux de renoncer à sa poursuite d’auteurs britanniques pour rester dans sa chasse gardée américaine, peuplée d’écrivains virils. Feu Bernard Hœpffner, Claro ne l’est pas. Qu’importe, même mal traduit, Orbital vaut l’escale.