Un peu plus de six mois après les attentats du 7 octobre, une journaliste de Haaretz, Lee Yaron, tente de mettre des mots sur le drame qui a coûté la vie à plus d’un millier d’Israéliens et déclenché la guerre la plus violente à ce jour entre l’État hébreu et le Hamas. S’appuyant sur les témoignages de survivants, Yaron compose un texte sobre mais puissant qui nous rappelle l’importance du journalisme d’investigation.
Le dernier conflit opposant Israël au Hamas débute le 7 octobre lorsque le mouvement palestinien lance une vaste offensive surprise sur le territoire sud-israélien. Plus de 3 000 combattants submergent les villes frontalières et les kibboutz (villages autogérés rappelant le modèle du phalanstère des socialistes du XIXe siècle). La violence de l’assaut, nous la connaissons déjà : les vidéos des jeunes fuyant désespérément le festival de musique Nova se déroulant dans le désert du Néguev, celles des jeunes filles et des enfants kidnappés et embarqués sur des motos par des terroristes triomphants, tout cela a également circulé en boucle depuis des mois. Dès le lendemain de ces attaques, l’armée israélienne lance une riposte d’une intensité sans précédent sur la bande de Gaza.
Rarement une guerre aura autant été observée, scrutée, condamnée quasiment en direct sur les réseaux sociaux. Depuis plus de sept mois, à travers le monde, les internautes partagent et commentent des vidéos insoutenables de massacres, de bâtiments en flammes, et d’inconnus en train de mourir. Ce déluge d’émotions entretient une sidération qui défie l’analyse, comme si elle freinait constamment notre capacité à mettre en ordre nos idées.
Dans un tel contexte, Lee Yaron, journaliste pour le quotidien israélien Haaretz, se donne une tâche difficile : celle de nous rappeler l’importance de l’enquête de fond, du récit qui échappe aux contraintes de l’instantané pour nous permettre de mieux comprendre ce que fut la journée du 7 octobre, pour ses victimes et pour ses survivants.
Yaron n’a pas la prétention de retracer l’origine du conflit israélo-palestinien, ni de dire que celui-ci commence au matin du 7 octobre. Elle est aussi consciente que cette date n’est que le début d’une guerre qui a, depuis, coûté la vie à des dizaines de milliers de Palestiniens. Il ne s’agit pas ici de tomber dans l’écueil de la compétition victimaire : on peut éprouver de la compassion pour les familles israéliennes attaquées par le Hamas le 7 octobre tout autant que pour leurs voisines palestiniennes qui périssent ensuite sous les bombes de Tsahal. À cet égard, Yaron écrit dès le début avec humilité : « même si je compatis avec les Palestiniens, je sais que ce n’est pas à moi, surtout aujourd’hui, de raconter ces histoires palestiniennes ».
Partant de là, l’auteure entend emmener le lecteur au plus près de ce que fut la vie des victimes du 7 octobre. Le fil rouge de l’ouvrage consiste à dévoiler comment celles-ci représentent la mosaïque démographique israélienne, qu’il s’agisse des « kibboutzniks de gauche, des festivaliers, des Bédouins, des Arabes israéliens, des travailleurs thaïs et népalais, des activistes, des rescapés de la Shoah ou encore des réfugiés ukrainiens et russes ». Le lecteur français pourra penser au très beau mémorial que Le Monde avait consacré aux 130 victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Ces portraits permettaient de voir émerger une partie de la société française, et en particulier sa jeunesse.
S’appuyant sur les témoignages d’une centaine de personnes, Yaron retrace les dernières heures de ces communautés très diverses. Chaque chapitre du livre suit une unité de lieu : les Kibboutz, le festival de musique, la ville de Sderot (à 3 km de la frontière avec Gaza), ou encore les villages bédouins. Yaron prend soin de décrire minutieusement les trajectoires biographiques des victimes, parfois les raisons pour lesquelles elles se trouvaient précisément ce jour-là sur place.
Sans se complaire dans un récit sensationnaliste, l’auteure ne cache pas la violence avec laquelle les lieux en question sont attaqués. Elle plonge son lecteur au cœur du chaos, en parvenant à montrer de façon très efficace comment en quelques secondes la routine d’un samedi matin peut faire place à une barbarie inimaginable. Celle-ci n’épargne personne, ni les femmes, ni les enfants, ni les personnes âgées.
Nous suivons par exemple les jeunes Thaïlandais et Népalais, comme Bipin, Prabesh, Dipesh, venus travailler dans les champs agricoles des kibboutz. Partis de leur terres natales d’Asie afin de sortir leurs familles de la misère, ils n’avaient qu’une idée lointaine du conflit israélo-palestinien. Comme Yaron le retranscrit, certains ne faisaient même pas la distinction entre l’arabe et l’hébreu. Cela leur coûtera cher : plus d’une quarantaine d’entre eux sont tués le matin même, tandis qu’une trentaine sont kidnappés.
Plus loin, nous découvrons la condition méconnue des villages bédouins du Néguev, où les familles vivent souvent dans l’abandon du gouvernement israélien. La jeune Sujood doit accoucher au matin et prend la route avec son mari. Sur la route, leur voiture tombe en panne et d’autres familles arabes israéliennes viennent les aider. Quelques minutes plus tard, un convoi du Hamas passe et les prend pour cible – qu’importe que les victimes portent le voile ou les implorent en arabe.
On ne ressort pas indemne de ces 350 pages qui permettent de mesurer le traumatisme de la société israélienne. Yaron se garde bien d’en tirer des conclusions définitives, que ce soit sur la guerre en cours ou, à plus long terme, sur la résolution éventuelle du conflit. Son récit est celui d’une journaliste israélienne tentant de « pleurer les morts et se relever ». Notons aussi une courte mais passionnante postface, dans laquelle l’écrivain Joshua Cohen saisit parfaitement le défi d’interprétation face au 7 octobre. Il s’agit de « savoir si ce massacre doit être vu comme une tragédie qui marque la fin d’une ère ou une recrudescence théologique ; s’il relève de la barbarie humaine ou de la terreur divine, de l’histoire israélienne ou du récit juif ».
Le récit du 7-Octobre par Lee Yaron est une première étape dans ce cheminement de la compréhension des événements. Alan Barth, éditeur au Washington Post, a dit un jour que « le journalisme est la première ébauche de l’Histoire ». 7 Octobre est une de ces esquisses. Il y a fort à parier que d’autres ouvrages, israéliens et palestiniens, viendront le compléter pour permettre à ceux qui sont en quête de sens – mais aussi de réconciliation – de poursuivre la réflexion. Enfin, au-delà de la spécificité des attentats du 7 octobre, le livre est aussi un précieux rappel sur l’importance de l’écrit et du journalisme d’investigation face à la tyrannie des émotions que nous imposent les algorithmes des réseaux sociaux.