Daniel Marwecki, chercheur en science politique de l’université de Hong-Kong, dévoile le dessous des cartes de la politique allemande vis-à-vis d’Israël : loin d’un acte de contrition, le soutien indéfectible de l’Allemagne à Israël a, dès les origines, procédé autant d’une stratégie de communication que d’intérêts commerciaux bien compris. Remarquablement argumenté, le livre fait actuellement l’effet d’une bombe dans la presse et l’opinion publique allemandes. La version anglaise (intitulée « Blanchiment et construction de l’État ») a été augmentée de potsface et préface, mais légèrement abrégée dans l’édition allemande, publiée après les massacres du 7 octobre 2023 (celle que nous lirons ici).
Au nom d’une (incontestable) « responsabilité historique », l’Allemagne justifie son soutien à Israël au point d’avoir inclus la sécurité de l’État hébreu dans sa raison d’État. Comprenne qui pourra, mais les faits sont là : ce postulat fut énoncé par la chancelière Angela Merkel devant la Knesset en 2008 pour le soixantième anniversaire de la création de l’État d’Israël et personne n’y trouva à redire. À vrai dire, il passa presque inaperçu et fut prononcé dans un contexte différent : à l’époque, une telle déclaration avait pour but de mettre en garde l’Iran s’il menaçait Israël. Or, bien qu’il s’agisse d’une sorte d’oxymore (comment l’Allemagne réagirait-elle si Israël s’avisait de l’envahir ?), cette phrase historique permet de museler toute critique d’Israël assimilée à de l’antisémitisme. Pour des motifs bien moins nobles qu’il n’y parait.
Le titre de l’édition anglaise était plus incisif. Il indiquait la thèse centrale : les relations germano-israéliennes doivent être comprises en dehors de toute considération morale, comme celles d’un échange. Israël s’est construit et a survécu grâce aux biens de production, aux armes et à l’aide financière de l’Allemagne. En contrepartie cette dernière s’est estimée quitte de ses crimes. Les acteurs de la transaction, le chancelier Konrad Adenauer et le Premier ministre David Ben Gourion, l’ont menée avec le cynisme et le pragmatisme propres aux politiques. Le premier comprenait que c’était le prix à payer pour réintégrer la bonne société internationale, d’autant, disait-il sans complexe, qu’il ne fallait pas sous-estimer « le pouvoir des Juifs en Amérique » (s’il n’avait jamais été membre du parti hitlérien, Adenauer n’en avait pas moins assimilé l’idéologie). Quant au second, il était mû par une seule obsession : construire l’État juif. Tous deux eurent le plus grand mal à faire accepter les accords du Luxembourg (1952) dans leurs pays respectifs. Adenauer y parvint au Bundestag contre la majorité de son propre parti, les chrétiens-démocrates de la CDU, grâce à l’aide de la social-démocratie du SPD. En Israël, on hurlait et manifestait de part et d’autre contre « l’argent du sang ». Pays pauvre, confronté à l’arrivée massive des survivants du génocide, cerné d’ennemis, sans l’aide allemande Israël aurait pu être mis en péril. Encore qu’il faille s’entendre sur cette aide : l’État hébreu allait se construire grâce à l’industrie lourde achetée en Allemagne avec l’argent… allemand. C’est ce qu’on appelle « l’aide liée », les subventions servant obligatoirement à des achats aux entreprises du pays donateur.
En une dizaine d’années, Israël sortit de son statut de pays agraire, contribuant par la même occasion au « miracle économique » allemand. L’Allemagne donnait d’une main, récupérait de l’autre, modifiait son image au sein des nations occidentales – tout en réintégrant d’anciens nazis dans les hautes ou moins hautes sphères de l’État, notamment les services de renseignement (BND). De « travail de deuil » (Alexandre et Margarete Mitscherlich), il n’était point question. Adenauer avait apaisé les consciences, la grande majorité du peuple allemand avait désapprouvé les actes d’une bande de fanatiques autour de Hitler. Aux lois d’amnistie, votées au moment même où Ben Gourion négociait avec Adenauer, allait succéder l’amnésie quasi générale de la population.
Lors du procès Eichmann qui se déroula à Jérusalem en 1961, le Premier ministre israélien intervint auprès de l’avocat général, Gideon Hauser, pour qu’il modérât son vocabulaire. Ainsi, il ne fallait plus parler de crimes « commis par les Allemands » mais « au nom des Allemands » et, surtout, rendre Hitler essentiellement responsable de tout pour éviter d’invoquer une quelconque faute collective des Allemands… La presse de RFA, qui couvre le procès, s’émerveille devant ces jeunes Israéliens, grands, blonds, aux yeux bleus, à l’aise dans leur baskets, « un type de Juifs que nous ne connaissions pas jusqu’ici »…
L’argent des « réparations » sert naturellement aussi à l’achat et à la fabrication d’armes sans lesquelles, selon Daniel Marwecki, la guerre des Six Jours n’aurait pas été gagnée si aisément. On sait désormais que l’existence de l’État d’Israël n’était pas alors vraiment en danger : sa supériorité militaire était connue des experts, notamment de l’OTAN (mais non de sa population, ni du monde extérieur). Israël fait alors la démonstration qu’il est le pays le plus sûr de l’aire géopolitique pour contrer l’influence soviétique. À partir de ce moment-là, les États-Unis « sacrifieront » les relations avec les États arabes pour devenir le premier supporter de l’État hébreu, l’Allemagne passant, et ce jusqu’à ce jour, à la seconde place. Pendant la guerre du Kippour, en 1973, ce seront les États-Unis qui, cette fois, sauveront Israël. À la grande satisfaction de Bonn qui, contrairement à Washington, est dépendante du pétrole arabe et préfère la discrétion.
Après l’ère des « réparations », on entre dans celle de la « normalisation ». En 1965, les deux États échangent des ambassadeurs. Bonn envoie à Tel Aviv un ancien officier de la Wehrmacht, Rolf Pauls, qui était sur le front de l’Est. L’Allemagne avait tourné la page, à Israël de faire de même. Ce sera le message que devra délivrer cet ambassadeur choisi malgré son passé, mais qui avait fait ses preuves à Washington et en Chine. Dans les archives du ministère allemand des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt), qui ne sont pas encore toutes accessibles, on trouve des phrases d’une étonnante crudité de la part de ce (fort peu) diplomate : quand Israël parle de morale, dit-il, il faut entendre « tiroir-caisse ». Tiens donc… Il est presque aussi direct avec ses interlocuteurs israéliens, lesquels avalent les couleuvres. Dans le climat de la guerre froide, des politiciens allemands n’hésitent pas à rappeler aux Américains qu’ils combattent finalement le même ennemi : le communisme.
Désormais, l’Allemagne n’agit qu’en second couteau derrière les États-Unis. Daniel Marwecki recense rigoureusement les étapes jusqu’au tournant des années 2000. Ce n’est qu’après la réunification de l’Allemagne qu’a été élaborée une politique officielle de la mémoire (Erinnerungspolitik) autour du génocide des Juifs – et accessoirement des « Tziganes » – pour contrecarrer la doctrine d’État de la RDA que fut l’antifascisme de ses pères fondateurs. [Il convenait d’y substituer un sentiment national sur lequel s’entendraient les deux Allemagnes. C’est peut-être la page manquante de ce livre qui en remplit bien d’autres, et là n’était pas vraiment le sujet. Contrairement à ceux de l’Ouest, les Allemands de l’Est avaient été « éduqués » dans le sentiment de la faute… envers les Soviétiques, les Juifs et autres victimes n’étant pas oubliés mais mentionnés dans la foulée. Ceux qui résidaient en RDA bénéficiaient d’avantages considérables, matériels et autres, en tant que « victimes du nazisme ».] Si la nouvelle Allemagne se couvre alors de lieux de mémoire, il n’en reste pas moins que, dans la population, demeure la conviction que Grand-père n’était pas un nazi pour reprendre le titre du livre-enquête de l’historien (entre autres) Harald Welzer (2002). Voir aussi Enseigner Hitler. Les adolescents face au passé nazi en Allemagne d’Alexandra Oeser, paru en 2010 – et à ce jour jamais traduit en allemand.
En 2018, l’entrée au Bundestag du parti d’extrême droite l’AfD (Alternative für Deutschland), dont le soutien ostentatoire à Israël dissimule une politique anti-migratoire et islamophobe, pousse les autres partis à faire de la surenchère, alors même que la montée de l’extrême droite dans le pays atteste en définitive la faillite de la politique mémorielle. L’Allemagne, comme le démontre Daniel Marwecki, a converti sa honte d’Auschwitz en fierté nationale… Dans sa politique vis-à-vis d’Israël, où il n’est nullement question de morale, mais bien d’image de soi et d’intérêts nationaux matériels et spirituels, l’Allemagne se parle à elle-même, c’est-à-dire qu’elle s’accorde à elle-même l’absolution. Aujourd’hui cependant, son soutien à la guerre menée à Gaza en riposte au massacre du 7 octobre, qui met de plus en plus les dirigeants israéliens au banc des accusés tant le mot « génocide » l’emporte dans la communauté internationale, risque à l’inverse de nuire à sa réputation : au nom d’un génocide commis en son nom il y a quatre-vingts ans, l’Allemagne en couvrirait un autre ?