Une plume contre des bunkers

Ismaïl Kadaré vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Né en 1936, il est l’auteur d’une œuvre considérable aussi insolite qu’inespérée. Il a vécu toute son existence en Albanie, pays qui subissait une des dictatures les plus dures de la planète, sous la férule ultra stalinienne d’Enver Hoxha. Il ne demanda l’asile politique à la France qu’en 1990, au moment où le régime était aux abois, l’écrivain craignant légitimement pour sa vie.


Kadaré se fit connaître, encore adolescent, par ses poèmes, ce qui lui valut d’être envoyé à l’Institut Gorki de Moscou, en 1958, pour apprendre à devenir un écrivain réaliste socialiste. Il n’apprécia guère cet enseignement qui fut interrompu, deux ans plus tard, par la rupture entre l’Albanie et l’Union soviétique. Un de ses tout premiers romans changea son destin : Le général de l’armée morte (1963). Si cet ouvrage n’eut guère de succès en Albanie, il fut accueilli chaleureusement en France (1970) car il séduisit et surprit. Le roman raconte la venue en Albanie d’un militaire et d’un prêtre italiens dont la mission est de recueillir les dépouilles des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. L’aspect moderne et funèbre du texte déjouait les attentes. En effet, l’action se situe dans une Albanie étonnamment étirée, boueuse, continuellement hivernale. Les deux personnages, dont on sait peu de chose, ne sont pas regardés comme des ennemis capitalistes, ils sont des individus mal à l’aise dans leurs fonctions. Peu de choses sont dites sur le régime communiste contemporain. Quant à la guerre, elle est vue sans héroïsme à travers le journal intime retrouvé d’un soldat italien qui, à la chute de Mussolini, s’est réfugié dans une famille de paysans albanais respectant les lois traditionnelles de l’hospitalité. À certains moments, rêves et climat onirique nimbent le texte.

La France, à l’époque, était considérée comme un pays hautement culturel. Enver Hoxha lui-même avait enseigné brièvement au Lycée français de Korça, dans le sud du pays, où il avait été élève. Ainsi, la critique enthousiaste des lecteurs français attestait de la valeur de l’œuvre. Comme le succès ne se démentira pas au fil des ouvrages, Kadaré va devenir l’écrivain national sans pour autant être l’écrivain officiel. Il est paradoxal, dans un pays ultra nationaliste comme l’était l’Albanie, que ce soit un pays étranger qui ait adoubé le grand écrivain. On peut imaginer la jalousie que Kadaré va susciter dans le petit monde littéraire – qu’il qualifiera de « mer salée » – et le soupçon récurrent de vouloir plaire à la bourgeoisie occidentale. Les plus malveillants affirmeront même que le succès en France fut artificiellement provoqué, Kadaré étant un espion à la solde de Paris. Si l’accusation prête à rire aujourd’hui, il n’en allait pas de même à l’époque.

Le succès de l’écrivain et les difficultés qu’il va rencontrer toute sa vie viennent du fait qu’il demeure imperméable aux dogmes du réalisme socialiste. Dans ses œuvres, le réel est peu lisible, les faits difficiles à établir, la tristesse est de mise avec l’hiver pour corollaire, les héros exemplaires sont absents, les fins sont malheureuses et la haine est absente. Le temps est souvent cyclique, en opposition avec « la marche de l’Histoire », et le pouvoir est considéré comme une manifestation du Mal. On devine que l’optimisme et « l’avenir radieux » ne sont guère au rendez-vous 

Ismaïl Kadare
Ismaïl Kadaré (vers 1990) © CC0/WikiCommons

La culture de Kadaré – qui l’a immunisé – plonge ses racines dans des univers littéraires qui l’ont fasciné et qu’il n’était pas loin de considérer comme sacrés. Dans son panthéon, se trouvent Eschyle, Homère, Shakespeare, Dante, Cervantès, Gogol ainsi que Kafka qu’il put lire lors de son séjour à Moscou. Les légendes albanaises, que le régime communiste souhaitait éradiquer en tant que « survivances archaïques et superstitieuses », furent également fondamentales pour lui car il les tenait pour les réceptacles d’une grande sagesse. Il s’est inspiré de la légende de l’Emmurée du château de Rozafat pour son roman Le pont aux trois arches (1978), et celle de Constantin et Doruntine structure Qui a ramené Doruntine ? (1980).

On comprend pourquoi son second roman important, Le monstre (1965), ne passera pas le barrage de la censure. L’écrivain fusionnait, dans un temps cyclique, deux époques : la guerre de Troie et un siège imaginaire de Tirana à l’époque contemporaine, le fameux cheval étant remplacé par un vieux fourgon semblant abandonné, avec, à l’intérieur, un certain Ulysse K. Il est vrai que ce fourgon incarnait la terreur politique… Kadaré sera entamé par cette interdiction car il considère que ses « cellules d’avant-garde », dans son cerveau, « sont peut-être mortes dans le choc ». Il se fera plus classique mais une prise de conscience commence : « Que c’est la littérature qui m’a conduit vers la liberté, et non pas l’inverse, voilà qui n’a jamais fait le moindre doute à mes yeux. J’ai connu la littérature avant, bien avant de connaître la liberté ».

Chaque mercredi, l’actualité de la littérature, des idées et des arts

Kadaré va alors pratiquer l’évitement en se réfugiant dans le passé, ce qui lui est évidemment reproché, Il reconnaît avoir eu peur, pour la première fois, lors de la « Révolutionnarisation » (1967), imitée de la Révolution culturelle chinoise, qui accélère la collectivisation, cherche à éradiquer les traditions et fait de la religion un crime contre l’État. L’écrivain donnera Les tambours de la pluie (1970), roman de la résistance – quelque peu désespérée – contre les forces ottomanes, au Moyen Âge, qui semblent implacables. Il publie également Chronique de la ville de pierre (1970) qui évoque son enfance dans la très belle ville de Gjirokastër, riche de hautes maisons fortifiées, dans laquelle il est né, tout comme Enver Hoxha. En égrenant ses souvenirs, il ne se prive pas de décrire les us et coutumes traditionnels que le régime souhaite éliminer. 

Kadaré devenant célèbre, le pouvoir lui suggère qu’il conviendrait d’écrire enfin sur la période moderne. L’écrivain tarde à s’exécuter, puis entreprend l’ouvrage qui nourrira une polémique éternelle : L’hiver de la grande solitude, dont l’essentiel est rédigé en 1971 et 1972. À cette époque, l’Albanie semble s’apaiser après les turbulences de la « Révolutionnarisation », et les liens avec Pékin se distendent. L’espoir d’un revirement en direction de l’Europe – un peu à la manière de la Yougoslavie de Tito – est-il possible ? Kadaré y croit. 

"
 L’œuvre de Kadaré porte l’histoire de son pays mais, heureusement, elle la dépasse par l’univers littéraire fort et poétique qu’elle déploie.

Il va donner un ouvrage complexe, qui n’est ni un roman réaliste socialiste ni une œuvre de cour. Il choisit pour thème rien de moins que la rupture entre l’Union soviétique et l’Albanie, avec pour personnage principal Enver Hoxha qui, à la Conférence des 81 partis communistes de Moscou, attaqua frontalement Khrouchtchev, provoquant un grand scandale (1960). Le roman est étonnamment réaliste dans sa description de la société albanaise : triste, peu épanouie, sujette à des conflits de générations, bourgeoise à sa manière avec sa nomenklatura, délatrice et policière. Kadaré va jusqu’à brosser le portrait de deux militants, l’un ancien policier sadique, l’autre rêvant d’exterminer « les écrivains », c’est-à-dire tous ceux qui pensent. Il profite également du schisme pour critiquer le système soviétique dont l’Albanie était la copie ! En contrepartie, Hoxha est décrit comme un intellectuel romantique, assumant le combat éternel de la petite nation contre l’Empire. Lisant Eschyle, méprisant le monde grossier de l’Est, il s’interroge, d’une manière quelque peu désabusée, sur l’avenir du communisme. Kadaré écrivit plus tard : « Dans la servitude, j’étais en train d’écrire un roman libre. Un livre triste comme un requiem. Contre la dictature. Tout y était vrai, hormis le portrait du dictateur ». Le projet téméraire était d’apposer « un masque correcteur » sur le visage du dictateur pour l’inciter à changer… Il ajoute : « J’avais l’impression que c’était ce qu’Eschyle avait fait avec Zeus » dans ses pièces sur Prométhée. En effet, au terme du cycle qui lui est consacré, Prométhée scelle un pacte avec Zeus apaisé. 

Las ! Le fiasco du stratagème est total. Le roman paraît au moment où le régime se durcit et va inaugurer une série de purges contre les intellectuels, les militaires, les responsables économiques. Le livre est l’objet d’une campagne de dénonciation, y compris au sein des usines. Le Parti communiste et la police secrète exigent un châtiment. La femme de Hoxha, qui déteste Kadaré, a bien compris que l’écrivain prêtait au personnage Hoxha « des spéculations philosophiques et des phrases à double sens ». Au moment où le couperet va tomber, Enver Hoxha arrête la machine bureaucratique. Kadaré comprend que son portrait a plu au tyran, et que le roman va fonctionner comme « un talisman » qui le protégera. Toutefois, beaucoup d’opposants au régime ne pardonneront jamais cet ouvrage à l’écrivain qui se demandera lui-même « si tout cela n’avait pas été le seul fruit de mon imagination » et qu’il ne convenait pas de justifier « quelque chose que je n’aurais pas dû faire ». Revenu de ses illusions sur le pouvoir de la littérature, il écrira en 1991 : « Aider à ce que la dictature se débarrasse ne serait-ce que d’une partie du mal qui l’habite est une entreprise démesurée ».

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines

On pourrait juger Kadaré duplice si la suite ne montrait pas qu’il allait entrer dans une véritable dissidence littéraire à mesure que le régime allait se fossiliser. Un poème, « Les pachas rouges » (1975), qui attaque la bureaucratie, lui vaut une relégation en province de quelques mois. La niche de la honte (1978) évoque Ali pacha de Tépélène, qui chercha à s’émanciper de la Sublime Porte, au XIXe siècle, tout en se livrant à de multiples exactions. Le parallèle avec Enver Hoxha qui rompit avec l’URSS mais maintint un régime tyrannique, se dégage aisément. Le pseudo Empire ottoman envisage, en représailles, une destruction des traditions qui rappelle les méfaits de la « Révolutionnarisation ». Les têtes coupées, exposées dans les niches des murailles du palais du sultan, font allusion aux purges. Le pont aux trois arches (1978) revalorise un passé médiéval que l’on cherche à effacer. Kadaré parlera de sa volonté de « restaurer l’icône ». Le crépuscule des dieux de la steppe (1978) ironise sur les dogmes du réalisme socialiste qui correspondent chacun à l’un des cercles de l’Enfer, à la manière de Dante. Concert à la fin de l’hiver (1981) – roman qui sera primé puis interdit ! – moque Mao, trafiquant de drogue, et sa politique mortifère. Dans Le palais des rêves (1981), qui constitue peut-être le sommet de son œuvre, Kadaré imagine, toujours dans un pseudo Empire ottoman, une police des songes qui cherche à percer les complots dans les inconscients des rebelles qui s’ignorent. Dès le début du roman, la grand-place, supposée être à Istanbul, ressemble terriblement à celle de Tirana. L’écrivain est allé trop loin; les allusions et « les doubles sens » sont trop évidents. En 1982, lors du Plenum des Écrivains et des Artistes, Kadaré est publiquement qualifié d’« ennemi » par le dauphin d’Enver Hoxha, Ramiz Alia, dont le discours est reproduit dans la presse. Kadaré, dans un mélange « d’hébétude » et de « révolte sourde », s’attend au pire. Le lendemain, un ordre du Comité central met un terme à toutes les attaques…

Kadaré se retrouve donc, dans un régime totalitaire, considéré comme un ennemi mais toléré par le tyran. Lucide et perplexe, il déclarera à la télévision en 1998 : « Enver Hoxha m’a sauvé d’Enver Hoxha »L’écrivain ne comprend pas pourquoi il bénéficia – et lui seul – d’un statut privilégié alors qu’il n’avait aucun lien avec le dictateur, qu’il ne rencontra qu’une fois en tête à tête pour évoquer la rupture avec Moscou. Certes, Staline protégea Boris Pasternak que la police politique voulait supprimer, Hitler fit de même avec Ernst Jünger qui, pourtant, avait des amis dans le groupe des comploteurs qui avait attenté à sa vie. Les tyrans aiment jouer avec leur privilège. Hoxha, qui se voulait artiste, était sans doute fier d’avoir, sous son règne, un écrivain de stature internationale qu’il se plaisait à sauver de l’appareil policier. Précisons toutefois que, dans les années 1980, il était impossible de se procurer un ouvrage de Kadaré dans les librairies, aussi bien en albanais que dans une langue étrangère. Les ouvrages s’arrachaient dès leur parution et n’étaient pas réédités. 

Ismaïl Kadare
Musée d’Enver Hoxha, aujourd’hui appelé la pyramide de Tirana (Albanie, 1996) © CC BY 2.5/Brosen/WikiCommons

Après la mort de Hoxha, en 1985, est édifié à Tirana un immense mausolée en forme de pyramide. Kadaré donne alors un roman, situé dans l’Égypte antique, et qui raconte que l’édifice que fait bâtir Chéops n’est pas destiné à sa vénération post mortem mais à user l’énergie de son peuple (La pyramide, refusé en 1988, publié en 1990).

En 1990, Kadaré demande l’asile politique à la France. Son départ accélère, sans doute, l’effondrement du régime. Il refuse de répondre aux sollicitations de Ramiz Alia qui s’est rendu à Paris, et, lorsque le régime devient démocratique, il ne souhaite pas devenir le Václav Havel de l’Albanie. Dans son esprit, littérature et politique ne se mêlent pas. Cela ne l’empêche pas de s’exprimer sur l’actualité, en particulier lors de la guerre du Kosovo.    

Il poursuit son œuvre entre Paris et Tirana. Dans Spiritus (1996), une rumeur affirme que la police secrète est capable de faire avouer l’âme des morts. Des micros, en effet, avaient été cousus au revers des manteaux des personnes suspectées par le régime, sous la houlette d’un Enver Hoxha devenu dément et aveugle. Avec Froides fleurs d’avril (2000), Kadaré utilise un conte qui narre l’histoire d’une jeune femme mariée à une créature, serpent le jour et homme la nuit. Dans ce récit, l’écrivain dénonce, dans le chaos du pays, les faux maris mais vrais souteneurs qui feignent d’épouser des jeunes filles pour les prostituer. Le dîner de trop (2008), sur un mode plaisant, énumère les avanies que la petite Albanie, au carrefour des empires, a subies. L’entravée (2009) réactive le mythe d’Orphée, une jeune fille en relégation envoyant une amie séduire l’homme qu’elle aime. Dans l’un de ses derniers textes, La poupée (2013), Kadaré évoque sa mère, à la psychologie si particulière, et qui joua un rôle dans sa vocation d’écrivain.

Les contempteurs de Kadaré ne manquèrent jamais de signaler qu’il écrivit des poèmes qui allaient dans le sens du régime. Les écrivains albanais appelaient cette littérature conforme « le tribut ». Il était impossible, au sein d’un tel régime, dans lequel n’existait aucune dissidence politique, d’y échapper. Kadaré, lorsqu’il devint célèbre, se retrouva « nommé » député en 1970, titre honorifique puisque le parlement n’avait aucun rôle politique à jouer, tout le pouvoir étant dans les mains du Bureau politique. En 1982, il perdit évidemment ce titre. En 1972, à l’âge tardif de trente-six ans, il est invité à adhérer au Parti communiste. Lors de la chute du régime, beaucoup d’adversaires de l’écrivain espéraient découvrir des pièces compromettantes dans les dossiers de la police et du Parti qui démontreraient la collusion de l’écrivain avec le régime. Rien ne fut trouvé. Kadaré était d’ailleurs de ceux qui avaient, d’emblée, demandé l’ouverture de tous les dossiers.  

Kadaré eut la chance d’avoir pour traducteur Jusuf Vrioni, membre d’une famille beylicale, qui, après avoir fait ses études à Paris, au lycée Janson-de-Sailly et à HEC, eut la mauvaise idée de retourner en Albanie. Il fut condamné, en 1947, à douze ans de prison et de travaux forcés. À sa libération, il fut chargé de traduire les œuvres proliférantes d’Enver Hoxha, et, pour son plaisir, commença à traduire Kadaré. En outre, les éditions Fayard soutinrent toujours l’écrivain, et les œuvres complètes, fort bien préfacées par Éric Faye, furent éditées dans les deux langues. 

Kadaré, dans ce pays fermé qui, idéologiquement, ne fléchit jamais – il y eut encore une purge et une aggravation de la collectivisation en 1982 –, offrit à ses lecteurs un horizon d’attente fait de subversion et de modernité. On trouve même dans les archives des lettres de retraités de la police secrète qui, au lieu de jouer aux échecs, se réunissaient pour relever les travers idéologiques et autres « doubles sens » dans les ouvrages !

Pendant que Hoxha, dans une folie obsidionale, couvrait son pays de 170 000 bunkers, Kadaré s’efforçait de faire connaître son petit pays, interdit d’accès, sans enjoliver les traditions comme dans Avril brisé (1978), qui raconte l’histoire d’un jeune homme en vendetta. L’œuvre de Kadaré porte l’histoire de son pays mais, heureusement, elle la dépasse par l’univers littéraire fort et poétique qu’elle déploie. Pourtant, il ne cacha jamais son insatisfaction : « Qu’il s’agît d’une œuvre gravement abimée, c’était évident. Elle avait été principalement déformée par la pression de la tyrannie ». S’il obtint de nombreux prix (Cino-del-Duca, International Booker, Princesse des Asturies, Foire internationale de Jérusalem, International Neustadt), il fut longtemps sur la liste des nobélisables sans obtenir jamais la récompense suprême. Son statut, difficile à concevoir, en est certainement la cause. Le Nobel a donc raté Kadaré qui déclara, en 2016, à propos de son métier d’écrivain : « Je ne dis pas que je l’ai bien fait mais j’ose dire qu’il m’a fait mal. »