Le programme politique de l’extrême droite, tel qu’il pourrait bientôt être appliqué en France, met non seulement en danger des individus humains, par ses politiques racistes et anti-sociales, mais aussi des non-humains, en promouvant une vision extractiviste de l’économie et en niant les réalités du changement climatique. C’est aussi ce que constate l’écrivaine Anni Kytömäki, confrontée à la destruction de la forêt finlandaise, un an après des élections législatives soldées par l’entrée du Parti des Finlandais dans un gouvernement de coalition.
Les élections législatives se sont tenues en Finlande il y a un peu plus d’un an, en avril 2023. La balance politique a penché à droite, et de nombreux habitants de notre pays en vivent les conséquences dans leur vie quotidienne. En dépit des assurances du gouvernement, qui prétend prendre soin de tout le monde, le quotidien est devenu plus difficile pour ceux qui, précisément, étaient déjà en difficulté : les personnes pauvres, les familles monoparentales, les artistes – et les organismes vivant à l’état sauvage. C’est à ce dernier groupe que je vais me consacrer ici. L’inégalité est un état, hélas, généralisé parmi les êtres humains, mais elle est encore plus marquée dans notre relation aux écosystèmes et aux vivants avec lesquels nous partageons la planète.
La Finlande est réputée pour ses forêts. Il est vrai qu’il y a abondance d’arbres dans notre pays, mais les arbres, à eux seuls, ne font pas la forêt. La forêt est un écosystème qui n’a pas besoin de l’aide de l’être humain. Plus l’être humain intervient dans le fonctionnement forestier naturel, plus cela se traduit par diverses sortes de perturbations.
Dans les années 1950, la Finlande a commencé à pratiquer une économie forestière intensive basée sur les coupes rases et la plantation d’arbres. Ces actions qui saccagent la nature ont été si fortement mises en œuvre que les forêts à l’état naturel ne représentent plus aujourd’hui que quelques maigres pour cent. De nombreux végétaux, champignons et animaux ont perdu les conditions nécessaires à leur vie. Plus de huit cents espèces de nos forêts sont classées comme menacées.
La perte de la biodiversité est donc avancée en Finlande. La situation suscite les inquiétudes et l’État a effectivement pour objectif officiel de stopper le déclin d’ici à l’année 2030. Cette ambition est toutefois en contradiction avec la réalité. Le gouvernement venu aux affaires l’an dernier a en effet sapé les prérequis mêmes de la protection de la nature.
Je vais prendre l’exemple du programme METSO pour la conservation de la biodiversité forestière, mis en œuvre depuis 2005. Près de 100 000 hectares de forêt ont été durablement protégés par son entremise. On peut parler d’une réussite à petite échelle.
En Finlande, la part de la forêt privée est d’environ 60 %. Un propriétaire forestier souhaitant tirer un profit économique de son bien procédera généralement à des coupes de bois. Dans le cadre du programme METSO, les propriétaires fonciers ont toutefois la possibilité de conserver leur forêt en échange de compensations financières. Celles-ci correspondent à l’équivalent de ce que le propriétaire aurait gagné s’il avait réalisé une coupe rase.
Le programme METSO parviendra à son terme en 2025 et on ignore encore si une suite lui sera donnée. Au total, le gouvernement a diminué les ressources financières allouées à la protection de la nature. Il semble inévitable que les nouvelles zones protégées soient encore moins nombreuses à l’avenir. La perte de la biodiversité s’aggrave.
La Finlande est engagée par la stratégie de l’Union européenne pour la biodiversité en vertu de laquelle, d’ici 2030, 30 % de la superficie terrestre devront être protégés. Un tiers de ces zones protégées devront faire l’objet d’une protection stricte, y compris toutes les forêts primaires et anciennes.
En raison de cette stratégie pour la biodiversité, la Finlande élabore depuis l’année dernière des « critères nationaux » de protection des forêts. Le ministre de l’Environnement et la ministre de l’Agriculture et des Forêts ont enfin annoncé publiquement, au début du mois de juin 2024, leur proposition concernant le type de forêts à protéger sur le domaine propriété de l’État.
Les critères ont été définis de manière tellement stricte qu’il est très difficile de trouver des espaces forestiers qui pourraient y répondre, notamment dans la Finlande méridionale où les besoins en nouvelles zones protégées sont pourtant les plus criants. Selon les critères gouvernementaux, la protection ne pourrait être accordée qu’à une forêt dont la majorité des arbres sont âgés de plus de cent quarante ans et dans laquelle le volume de bois mort est d’au moins cinquante mètres cubes à l’hectare. Ce genre de forêts est aujourd’hui tout à fait exceptionnel en Finlande. C’est ce qui a poussé les défenseurs de la nature à parler de « critères de la forêt de contes de fées ».
J’ai beaucoup écrit à propos des forêts et de l’histoire de la conservation forestière en Finlande dans mes romans. En tant que citoyenne engagée, j’ai agi en faveur des forêts de nombreuses manières. Me revoilà à traiter de ce sujet. Pourquoi ?
La première fois que je me suis aventurée seule en forêt, j’avais quatre ans. Depuis lors, les forêts revêtent une importance extrême à mes yeux. Elles m’ont offert d’innombrables fois un refuge lorsque j’avais besoin de tranquillité. Elles ont façonné mon univers mental et m’ont inspiré des histoires.
Ce sont elles qui ont le plus compté dans mon apprentissage de l’écriture. Dès l’enfance, en me promenant dans la forêt primaire qui bordait notre maison, j’ai compris que l’homme n’était pas la mesure de toute chose. Le monde est peuplé de créatures innombrables et diverses. Par exemple, une motte de mousse n’est jamais une simple motte, mais se compose de différentes espèces de mousses qui ont chacune des fins et des besoins propres.
Dans la forêt, je sentais et je sens toujours que le moi (ego) devient insignifiant, dans un sens positif. L’esprit s’y élargit pour imaginer les expériences d’autres créatures et s’identifier à elles. Et c’est précisément cette capacité à s’ouvrir aux créatures autres qui est l’aptitude la plus importante pour un écrivain.
Je n’ai jamais pu considérer les forêts comme des « réserves de bois », même s’il semble que c’est une manière commune de penser en Finlande. Ce sont pour moi des mondes sauvages régis par leurs propres lois. J’appelle souvent les forêts du nom de « royaume des mousses », pour insister sur le fait qu’elles comportent bien plus que des arbres. Ce qui est d’autant plus évident qu’on les observe avec plus de précision.
Je m’efforce de choisir le papier le plus écologique possible pour l’impression de mes livres et, avec mes droits d’autrice, j’ai acheté des forêts pour fonder des réserves naturelles. Avec la publication de mes trois romans, j’ai pu créer quatre espaces protégés d’une surface totale de vingt et un hectares. C’est peu, mais c’est déjà quelque chose. Je considère ces réserves naturelles comme une sorte de dette d’honneur que je paie aux forêts pour tout ce qu’elles m’ont donné, y compris l’oxygène que je respire – soit, au fond, ma vie tout entière.
J’occupe actuellement la fonction de présidente de la Fondation pour le patrimoine naturel de Finlande. Avec les dons qu’elle collecte, la Fondation achète des forêts pour les protéger. Fondée en 1995, elle possède déjà plus de 5 000 hectares d’espaces forestiers aux quatre coins de la Finlande. Son succès prouve que les Finlandais se soucient des forêts et veulent soutenir leur conservation. Maintenant que le gouvernement diminue ses efforts pour la protection de la nature, l’engagement des instances privées et de toute la société civile est encore plus nécessaire qu’avant.
Ce sont les artistes qui, au XIXe siècle, ont été les premiers en Finlande à défendre la protection de la nature. C’est encore et toujours la même chose aujourd’hui. En décembre dernier a été publiée une lettre ouverte des artistes, signée par plus de 1 600 artistes professionnels qui appelaient les pouvoirs publics à protéger ce qui reste des forêts anciennes. Cet été, nous avons pu voir que les pouvoirs publics ne se sont pas saisis du sujet.
Je voudrais pouvoir faire confiance à mon pays, la Finlande, et même à l’État qui l’administre. Je voudrais croire que les personnes auxquelles le peuple a confié le pouvoir de prendre des décisions protègent ce qui est en fin de compte le plus important pour l’humanité : une nature sauvage, un écosystème qui s’auto-maintient et qui, par là même, nous maintient tous et toutes en vie. À présent, il me semble que la société civile a été abandonnée.
J’essaie de garder espoir en me rappelant ce qu’il s’est passé aux États-Unis quand Donald Trump, fraîchement élu à la présidence, a annoncé que l’État fédéral se retirait de l’accord de Paris sur le climat. L’initiative « We are still in » est alors née, rassemblant des entreprises, des États, des villes, des groupes religieux, des établissements médicaux, des universités et des tribus de peuples autochtones. Ces instances, près de 4 000 au total, ont annoncé continuer la lutte contre le changement climatique.
Je rêve que la même chose se produise en Finlande pour la conservation forestière. Je compte moi-même continuer à œuvrer comme avant et j’espère que, dans l’esprit de « We are still in », tout le monde se rassemblera, en Finlande comme ailleurs sur notre planète.
Peut-être arriverons-nous ensemble à conserver notre nature unique en surmontant ces temps difficiles, pour des lendemains meilleurs. Peut-être demain comprendrons-nous enfin que nous n’avons pas besoin constamment de plus de biens matériels, mais d’une manière de vivre qui ne provoque pas la destruction. Notre espèce s’est donné le nom d’Homo sapiens, l’humain qui sait. C’est en inventant une manière de construire une société durable que nous honorerons au mieux ce nom.
Traduit du finnois par Aleksi Moine et Claire Saint-Germain
Anni Kytömäki est une écrivaine finlandaise. Son premier roman, Gorge d’or, est paru en français à l’automne 2023 (traduit par Annie Colin du Terrail, Éditions Rue de l’échiquier).