Sergueï Shikalov, qui a publié y a quelques semaines Espèces dangereuses, explique son expérience d’un régime qui étouffe sournoisement les libertés individuelles et collectives. Vivant désormais en France, écrivant en français directement, il s’inquiète que la France ne devienne, comme son pays d’origine, un lieu où l’art de se taire serait le principal garant de la liberté.
Les Russes se qualifient souvent d’apolitiques. « On n’y comprend rien », ils vous diront. Ce n’est ni une fausse excuse ni de la timidité : la politique est une invitée rare dans leurs foyers. D’une part, ce sujet est tout de même un peu ennuyeux. D’autre part, dès l’enfance, on vous prévient : qui dit politique dit danger. Dans la Russie d’aujourd’hui, un mot de travers, une publication à chaud sur les réseaux sociaux, la moindre critique de l’État, vous exposent à des sanctions pénales. Dans la Russie d’aujourd’hui, l’art de se taire est devenu le principal garant de la liberté, au sens premier du terme : ne pas finir en prison.
La France est ma maison depuis 2016. Je me souviens bien de la présidentielle de 2017, des débats que je me suis forcé à écouter pour enrichir mon vocabulaire en français. Si je plonge dans mes cartons, je retrouverai certainement le cahier avec « poudre de perlimpinpin » dedans.
Parmi les autres souvenirs : le choc de découvrir qu’en France, contrairement à mon pays d’origine, la politique est un sujet beaucoup moins tabou en société. Si les activités du dernier week-end et les séries sur Canal+ ou Netflix dominent largement les discussions, voir un collègue lancer « Il me gonfle, ce Macron » ou bien « Je suis de gauche mais j’avoue que Mélenchon est devenu complètement fou » en piochant dans son cabillaud épinards crème fraîche à la cantine est tout à fait possible.
Un autre souvenir marquant : le fils d’une amie française, en terminale, qui punaise des tracts de Benoît Hamon sur la porte de sa chambre. Moi, à son âge, c’étaient plutôt des posters de Mylène Farmer et de Lara Croft que je scotchais aux murs.
Quand suis-je devenu politique ? « Politisé », devrais-je dire ? Était-ce en 2018, quand les Russes ont été appelés aux urnes pour élire leur président alors qu’il n’y avait qu’un seul véritable candidat ? En 2020, au moment où j’ai refusé de participer à cette parodie de référendum national qui enterrait la Constitution russe ? Ou bien plus tôt, en 2014, inconsciemment, quand la patrie s’attendait à ce que je sorte dans la rue pour embrasser la joie collective apportée par le « rattachement de la Crimée à la Russie » alors que le sentiment que j’éprouvais à l’époque relevait plutôt de la consternation.
Je ne sais pas quand je suis devenu politisé mais je le suis devenu. En tout cas, c’est la France qui m’a encouragé à libérer ma parole.
D’ailleurs, que veut dire « être politisé » en 2024 ? Y a-t-il moyen de définir ça ?
En tout cas, je lis les journaux, j’écoute la radio, je sais nommer les principaux partis politiques en France. Le matin, je me réveille, je prends mon café, je consulte l’application du Monde. Pour observer l’usage du français mais pas seulement. Parmi les dernières observations : les artistes, les travailleurs de la culture, qui se font remettre à leur place pour avoir osé parler. Appeler les gens à aller voter, à ne pas s’abstenir, par exemple, suffit pour perdre quelques abonnés. On lit dans les commentaires : « Je préfère quand tu fais tes blagues, elles sont moins ratées. » « Si seulement les comédiens pouvaient arrêter de nous donner des leçons. Merci pour votre complaisance, on votera si on veut et qui on veut. »
Les chercheurs ne sont pas non plus censés prendre position. Ils disent : « La recherche ne peut avancer sans coopération internationale » et on leur répond : « Tu ferais mieux de retourner dans ton labo. »
On se moque d’eux, on les taquine, on les cyberharcèle. Comme si les métiers qu’ils exercent les privaient du droit d’exprimer un avis, comme si les artistes et les chercheurs n’avaient pas la légitimité de dire ce qu’ils pensent. Comme s’il y avait des gens autorisés à « parler politique » et d’autres pas.
Cette tendance à faire taire, pas si nouvelle que ça mais en croissance exponentielle depuis la décision du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, est inquiétante. Les menaces et les insultes prospèrent mais les auteurs des faits sont rarement sanctionnés, une tendance qui semble devenir la nouvelle norme.
Je ne peux m’empêcher de penser au début des dérapages dans mon pays de naissance. Une chaîne de boulangeries bio qui affiche : « Entrée interdite aux pédérastes » dans leurs vitrines et la justice ne dit rien.
La Douma qui adopte une loi homophobe (2013) tout en précisant que c’est pour « protéger les enfants » et que les homos « qui ne font pas de propagande auprès des mineurs n’ont pas à s’inquiéter ». J’entends, aujourd’hui, en France : les binationaux qui travaillent et payent les cotisations n’ont pas à s’inquiéter.
Quelques mois après l’adoption de la loi sur la propagande LGBT, le grand patron des médias russes s’exprime : « J’estime que les amendes pour la propagande de l’homosexualité parmi les adolescents ne sont pas une mesure suffisante. On devrait interdire aux homosexuels de donner leurs organes, de donner leur sperme. Si l’un d’entre eux décède dans un accident de voiture, il faut enterrer le cœur ou le brûler car c’est un cœur inutilisable, inapte à sauver la vie de qui que ce soit. » Aucune sanction. Et une dizaine d’années plus tard, on interdit toute « propagande LGBT », on se fait dénoncer par son voisin de métro si l’on porte un t-shirt avec une licorne arc-en-ciel ou une boucle d’oreille dans l’oreille droite. La police fait des raids dans les bars gays, demande à tous les clients de montrer leur pièce d’identité, prend en photo la page de votre passeport sans en expliquer le motif. La police s’en va, la musique reprend et on n’a plus qu’à se demander à quoi s’attendre dans les jours qui viennent : une amende ? un procès ? une convocation au centre de recrutement pour aller au front ?
Puis, on autorise toujours les avortements, mais pas partout.
Puis, on dit : les violences domestiques, c’est grave, mais durcir la loi serait un mauvais message à faire passer en 2024, l’année ayant été déclarée celle de la Famille par Vladimir Poutine.
Puis, on déconseille des ouvrages littéraires écrits par des auteurs « jetant du discrédit sur l’armée russe en Ukraine » sans les interdire formellement. Mais les libraires préfèrent ne pas en vendre, au cas où. Les auteurs sont estampillés « agents de l’étranger », une façon de leur dire que leur pays ne veut plus d’eux.
Des lois qui se font passer pour des recommandations, des lois qui n’interdisent pas complètement tout mais qui ouvrent en grand les vannes de la haine pour que tout le monde puisse s’y noyer.
Depuis le 9 juin dernier, des propos racistes, LGBTphobes et xénophobes sidèrent. Il s’agit de la France, non de la Russie. L’impunité des auteurs, elle aussi, est sidérante : comme si le parti extrême était déjà arrivé au pouvoir, comme si la machine de haine avait déjà eu le feu vert pour fonctionner à plein régime.
On dit : « Arrêtez de paniquer, nous n’avons jamais essayé ». Et moi je dis : ce n’est pas tout à fait vrai, la France a tout de même un peu essayé. Vous pouvez toujours retenter le coup : la République française est une démocratie, elle se pliera au choix de son peuple. Juste : en décidant de souscrire un contrat chez l’extrême droite, « pour essayer », lisez bien les conditions générales (en bas, en caractères tout petits). L’offre d’abonnement est commercialisée avec engagement sans période d’essai et, potentiellement, avec reconduction tacite et facilitée : nul pays n’est à l’abri d’un référendum national proposant de changer sa Constitution pour répondre aux « nouveaux besoins du peuple ».
La vie ne se résume pas à la vie politique. Mais il y a des moments dans l’histoire où il faut prendre position, où il faut en parler, se parler, car le silence, par lassitude ou timidité, peut nous ruiner et ruiner les générations qui suivront.
Cela fait plus de deux ans que les seules voix autorisées à chanter dans mon pays d’origine sont celles qui glorifient la violence, la haine, la guerre et « les valeurs traditionnelles » : un disque vinyle avec un seul titre. Les pacifistes sont invités à aller chercher « la vraie démocratie » ailleurs et ceux qui résistent finissent par être sanctionnés, envoyés en prison ou muselés. On recherche la consolation dans le jardinage ou dans la lecture, activité néanmoins redevenue potentiellement dangereuse.
Malgré moi, je vis avec un immense sentiment de culpabilité. Il y a des moments, ça peut durer une minute, parfois une matinée, où c’est particulièrement pesant. J’aurais dû me réveiller plus tôt, je me dis. J’aurais tellement aimé sortir plus tôt de cette indifférence politique, prendre la parole, sensibiliser mes « compatriotes d’origine », leur parler, débattre lorsque c’était encore possible. Mais je m’étais laissé faire par l’inertie, j’avais été bercé par le silence, j’avais laissé passer toutes ces « petites recommandations » en observant, les yeux écarquillés, mes concitoyens et concitoyennes, mon pays d’origine, glisser dans la gueule du loup.
Je n’ai pas envie de commettre la même erreur dans ma peau française. J’ai la chance d’avoir choisi mon pays et ce pays m’a chaleureusement adopté. Ma France, c’est une France libre, une France tolérante, une France diverse : blanche, noire, arabe, juive, catho, athée, hétéro, bi, homo, queer ou tout ce que vous voulez être. Ma France, c’est une République qui cherche à unir et non pas à diviser, une République qui tend une main d’amitié au monde.
C’est aussi pour défendre cette France que je défends la parole. Oser parler, se parler. Ne pas se laisser anesthésier. Signaler les dérapages, la haine ; les recommandations facultatives qui se transformeront un jour en peines de prison. D’aucuns estimeront que je n’ai pas à défendre la France parce que je ne suis pas suffisamment français. À ces juges je répondrai : il n’existe pas de demi-Français. En revanche, il existe de faux patriotes : ceux qui incitent à la haine, encouragent à chercher des boucs émissaires et négligent les principes fondateurs de la République sous le prétexte de vouloir la défendre.
Sergueï Shikalov, un Français de papier (car oui, j’écris tous mes textes dans des cahiers).
Né en Russie en 1986, Sergueï Shikalov est l’auteur d’un premier roman en français, Espèces dangereuses (Seuil, 2024). Il vit en France depuis 2016.