Trouver les angles morts

Souvent, on attend d’un livre qu’il ait un angle, une approche incisive, une perspective nouvelle. Dans la continuité de ses deux essais, Fatima Ouassak ne laisse pas l’ombre d’un doute. Elle a un angle. Ou plutôt, elle en traque un en particulier : l’angle mort. Cette fois-ci, elle s’y attaque sur le terrain du roman. Rue du passage propose un récit national qui rencontre son refoulé : celui de la communauté d’ouvriers immigrés maghrébins d’un micro-quartier dont la mémoire navigue d’une rive à l’autre.

Fatima Ouassak | Rue du Passage. JC Lattès, 288 p., 18 €

Après avoir signé deux essais remarquables, La puissance des mères et Pour une écologie pirate (La Découverte, 2020 et 2023), Fatima Ouassak confirme son talent dans l’art de révéler les angles mortsSans quitter les quartiers populaires, à l’origine de ses travaux, la politologue et militante réalise un projet qui couvait dans ses textes précédents : écrire un conte. Il répond à la volonté toujours renouvelée et brillamment maîtrisée de s’adresser à toutes les générations de lectrices et lecteurs. Fatima Ouassak a fait des quartiers populaires la matrice de son œuvre. Mère de deux enfants et vivant en Seine-Saint-Denis, elle s’investit dans les luttes décoloniales, antiracistes, féministes et écologistes depuis ses espaces familiers qui font des marges un nouveau front.

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Fatima Ouassak travaille farouchement à transmettre ce qu’elle voit de merveilleux dans le monde, sans jamais dissoudre dans le conte l’expérience réelle de ceux qui le peuplent.

Sur quelle étagère ranger Rue du Passage ? En parcourant quelques pages, on pourrait être tenté de glisser ce conte dans la bibliothèque de la chambre d’enfant. Mais peut-être qu’il a aussi sa place ailleurs. Et si on le retrouvait entre deux livres d’histoire, voisinant avec quelques essais et un petit nombre d’ouvrages de sociologie ? Ce ne serait pas étonnant, puisque ce livre récolte avec finesse des « traces », constitue des archives pour une micro-histoire de la condition d’immigré en France dans les années 1980. Puis on se sent un peu bête d’avoir voulu le situer, alors que le plus important c’est qu’il circule dans toutes les mains – fripées, calleuses, osseuses, ou à la peau encore bien tendue. Convaincue de la force de l’imagination, dans le sillage de Castoriadis, Ricœur ou Glissant – pour ne citer que des hommes –, Fatima Ouassak travaille farouchement à transmettre ce qu’elle voit de merveilleux dans le monde, sans jamais dissoudre dans le conte l’expérience réelle de ceux qui le peuplent. La vie du quartier se déroule, au rythme des naissances et des morts, des douleurs de l’exil, des joies des retrouvailles à la mosquée, dans le square de l’île aux oiseaux – non sans lutte contre la municipalité – ou au moyen de cassettes qui dressent des ponts invisibles sur la Méditerranée grâce à un facteur boiteux qui n’est pas sans rappeler le colosse de Rhodes, un pied sur chaque rive (ou presque).

« Personne ne s’intéresse à la manière dont les enfants des quartiers populaires voient et vivent la ville », disait-elle dans son précédent essai. Alors, à travers les yeux de la petite Salima qui crapahute dans tout le quartier, on circule dans la mémoire de la rue du Passage des années 1980 à la recherche d’un ange gardien qui aiderait l’enfant à « entrer dans l’autre monde», celui contre lequel il faut s’armer. Qui protège les habitants et les enfants de la rue du Passage de celleux qui veulent se protéger d’eux ? Comment vivre dans un quartier que des politiques publiques tendancieusement racistes, islamophobes et xénophobes transforment en étouffe-pas-chrétien ? À l’école de la République, Salima n’apprend pas à se battre contre ces injustices. On lui intime de se faire toute petite, d’écouter l’Histoire des Françaises et des Français, qui devrait aussi être la sienne. Pourtant, ce que son père, sa mère, son oncle lui racontent, dans les manuels il n’en est pas question. 

Fatima OUassak Rue du Passage
Fatima Ouassak © Marie Rouge

Le conte se déplie en une fresque de dix portraits. Un pied sur chaque continent, avec originalité, application et malice, les résident.es de la rue du Passage maintiennent le lien entre les deux rives et s’activent à faire de leur quartier un « chez soi ». Alors, on rencontre le père de Salima, ouvrier à l’usine, qui se déguise en Père Noël avec ses collègues, un pour chaque pièce, selon les bonnes lois du fordisme qu’applique le patron lorsqu’il prévoit une fête de fin d’année. Si le subterfuge ne fait pas long feu, les enfants voient dans leurs figures paternelles des héros capables de dompter les machines. Un peu étonnés, les « Pères Noëls à la chaîne » rebondissent sur l’idée. Tout de rouge vêtu et de barbe blanche velu, le père de Salima se lance dans un discours saisissant. Si les enfants veulent suivre le chemin des pères, soit, l’usine sera celle des ouvriers. S’ils doivent eux-mêmes louer leur déguisement, autant qu’ils prennent les rennes avec. 

Tout aussi savoureuse est la doseuse d’épice. Dans l’allégresse qui entoure la naissance du petit frère de Salima, on convie cette femme, riche d’un savoir aussi secret qu’intuitif, à préparer le repas de fête. Diva des poudres qu’elle agence selon des procédés mystérieux, elle autorise la petite à l’assister dans la cuisine. Or, cataclysme lorsque la doseuse se rend compte que l’enveloppe dans laquelle était précieusement rangé l’or rouge a disparu. Safran perdu, panique totale, repas banal. Un évènement que toutes celles et ceux qui viennent d’une famille maghrébine reconnaissent avec un sourire amusé. Alors, que dire de ce fameux cabas qui a droit à une minutieuse description, celui avec des fils bleus et rouges, plutôt laid, mais dont on ne pourrait se passer. 

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On pourrait encore s’attarder sur une figure qui fricoterait bien avec quelques affreux monstres tout droit venus des contes arabes. Elle s’appellerait la goule de service mais on lui préfèrera le titre d’assistante sociale. Salima l’entend de loin, se hisser d’étage en étage pour toquer aux portes et arracher les enfants à leurs parents pour les placer. Les placer, parce que la municipalité, un « jnoun » institutionnel, les empêche d’avoir une place à eux. Alors les habitant.es résistent. À l’abordage, les ouvriers spécialisés (OS) – les pères, les oncles – les mères, tous se battent pour que les lieux restent vivants. Le square, la rue, après d’âpres batailles, se transforment en « îles aux enfants » plutôt qu’en une place dont le nom serait celui d’un énième maréchal moustachu qui rassurerait quelques grands nostalgiques des colonies. 

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Rue du Passage donne des coordonnées qui s’émancipent des contraintes du réel pour favoriser la rencontre des imaginaires et crée des complicités entre les générations. 

Enfin, Rue du Passage produit un contre-discours face aux arguments utilitaristes qui, pavés de bonnes et de mauvaises intentions, soutiennent l’intérêt des populations des quartiers populaires pour l’économie de la France. La valeur de ces personnes, de leur lieu de vie, se situe ailleurs. Elle ne s’énonce pas dans le langage de l’économie politique. Elle se raconte. Le conte de Fatima Ouassak se prête à la définition des « lieux communs » qui réjouissent Édouard Glissant. Dans une autre géographie, Rue du Passage donne des coordonnées qui s’émancipent des contraintes du réel pour favoriser la rencontre des imaginaires et crée des complicités entre les générations. 

Transmettre les savoirs et les résistances, donner la parole aux habitant.es des quartiers populaires dont les familles et les identités se fragmentent et se recomposent autour de la Méditerranée, c’est le projet que poursuit Fatima Ouassak avec la littérature. Son récit est à la hauteur de son projet militant, haut comme trois pommes, puisque, pour n’oublier personne, il faut aussi savoir se mettre au niveau des enfants. 

Et l’ange gardien dans tout ça ? Au fil des années, Salima scrute sans relâche celui ou celle qui pourrait-être l’heureux.se élu.e. Sauf qu’à force de rencontrer des figures qui l’inspirent chacune à sa manière – à l’exception de quelques goules et autres personnages antipathiques à souhait –, la réponse perd de son évidence. Jusqu’au jour où le passeur de cassette casse sa pipe. La jeune fille prend à cœur de réunir tout le quartier, mobilise tous les voisin.es, ami.es, parents, pour le saluer avant qu’on le rembobine une dernière fois. L’ange gardien, n’en déplaise à Joaquim du Balai, c’est un pluriel. Une belle image qu’auront en tête tous les enfants qui rencontreront le chemin de Salima lors de leurs lectures. Et une réponse concrète à une critique qui était formulée à l’égard de ses deux précédents essais, où l’on déplorait l’absence d’« agentivité de l’enfant » dans les luttes. C’est chose faite. 


Cet article a été publié chez notre partenaire Mediapart.