Goliarda Sapienza : la vie intense

Le pluriel est de rigueur lorsqu’il s’agit d’évoquer la vie de Goliarda Sapienza. Nous devrions plutôt écrire, comme le fait Nathalie Castagné, ses « vies ». Mais s’il y a plusieurs vies, il faut bien aussi mourir à certaines vies pour renaître à d’autres : mouvement vital auquel semble obéir la trajectoire de l’autrice italienne, qui déploie tout au long de son existence son goût pour la liberté, conquise dans une fièvre qui ne la quitte guère.

Nathalie Castagné | Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza. Seuil, 400 p., 25 €

Il faut bien du talent, d’abord pour traduire Sapienza, puis pour s’atteler à l’écriture de sa biographie. La connaissance immense de l’œuvre, l’empathie indispensable à toute entreprise de traduction ou de biographie qui ne doit pourtant jamais dispenser de porter un œil critique et vigilant, la précision et la rigueur, autant de qualités que révèle Nathalie Castagné en écrivant Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza

On pourra y suivre les différentes étapes de l’existence de Goliarda Sapienza, son goût précoce pour le théâtre et admirer l’énergie extraordinaire qu’elle déploie pour monter sur scène, sa répulsion manifeste et répétée à l’égard du fascisme, comprendre son rapport à l’écriture qui n’est rien d’autre que la source même de la vie. Nathalie Castagné remonte aux origines de Goliarda, la Sicile fascinante dont Nica, adorée, lui raconte les légendes et les superstitions, sa famille qui n’a rien de conventionnel, ses parents, Giuseppe Sapienza et Maria Giudice, personnages exceptionnels dans leur fougue, leur engagement contre le fascisme et leur intransigeance, autant de qualités dont fera montre Goliarda Sapienza. 

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, Nathalie Castagné
Goliarda entre ses parents © Seuil

Le personnage de Maria Giudice frappe par l’amour sans faille qu’elle éprouve pour sa fille, sa générosité débordante et pourtant si rugueuse, et le basculement dans la folie, qui marque Goliarda à jamais. L’épisode de folie qui frappe également Goliarda et son expérience si singulière et dangereuse vécue avec Majore, qu’elle raconte dans Le fil de midi, font aussi l’objet d’un chapitre éclairant et fouillé, tout comme l’est l’ensemble de la biographie. Nathalie Castagné revient sur certains épisodes biographiques, les éclaire de la lecture des récits, et notamment de L’art de la joie, qui a tant marqué les lecteurs, et qui demeure incontestablement son livre qui rencontre le plus de succès. 

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Nathalie Castagné porte sur Goliarda Sapienza un regard que personne d’autre ne peut avoir.

L’immense qualité de cette biographie réside dans le recours quasi permanent aux textes de Goliarda Sapienza, ses carnets, sa correspondance, ses essais, mais aussi ses romans ou ses récits autobiographiques. Les analyses auxquelles se livre Nathalie Castagné coupent et recoupent différents éléments et nous font cheminer patiemment dans l’œuvre en mettant en lumière les différentes facettes de cette autrice aux innombrables ressources qui peut pourtant aussi plonger dans des souffrances abyssales, des moments de vide absolu qui la conduisent au bord du néant. 

Les lecteurs et lectrices de Goliarda Sapienza y trouveront une manière nouvelle de lire l’œuvre, et l’envie de tout (re)lire tant la plongée à laquelle nous invite la traductrice transformée en biographe est absorbante mais aussi de lire des textes moins connus, qui nous offrent l’occasion inespérée de saisir combien cette femme des lettres italiennes est riche et puissante, et sans concession. 

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Nathalie Castagné porte sur Goliarda Sapienza un regard que personne d’autre ne peut avoir. En tant que traductrice, elle connaît en effet l’autrice comme personne, la fréquentant depuis des années, se glissant dans ses vêtements, dans sa langue, intimité qui peut-être permet d’aller au plus profond de ce qui est troublant et même parfois repoussant. Elle interroge le rapport du personnage de Modesta au plaisir et à la souffrance, la manière dont le corps d’une jeune enfant peut se faire le lieu de la jouissance, celle de la vie et de la mort dans un même mouvement. Elle consacre un assez long développement aussi à la question de l’inceste, qui occupe une place non négligeable dans l’existence de Goliarda Sapienza et dans son œuvre. 

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza est un livre extrêmement précieux pour qui veut lire honnêtement une autrice sur laquelle sans doute de nombreuses zones d’ombre persistent, parce que son lectorat a peut-être encore du mal à saisir l’œuvre dans ses nuances et sa richesse. Il s’agit pour Nathalie Castagné de livrer un portrait aussi complet que possible d’une femme hors du commun, au sujet de laquelle elle écrit : « Tout vivre avec une intensité supérieure à la normale semble d’emblée le destin de Goliarda Sapienza. Mais l’hypersensibilité qui la fragilise va de pair avec une force vitale puisant à la même source de son rapport, et son rapport aussitôt créatif, à ce qui l’entoure. Ne rien éprouver est sans doute la seule malédiction, et faire quelque chose de quoi que ce soit – négatif comme positif – change tout. »