« Une icône paradoxale » : entretien avec Nathalie Castagné

Avec la parution de la correspondance de Goliarda Sapienza, Miroirs du temps, les éditions du Tripode achèvent la publication de l’intégralité de l’œuvre de l’autrice italienne, initiée en France par Viviane Hamy avec L’art de la joie en 2005. EaN se plonge avec sa traductrice et biographe Nathalie Castagné dans une œuvre polymorphique et bouleversante que l’on peut enfin embrasser entièrement.


On connaît bien les difficultés qu’a rencontrées Goliarda Sapienza en Italie, puisque son grand roman, L’art de la joie, n’a pas été publié de son vivant, alors qu’elle et Angelo Pellegrino ont tout fait pendant des années pour que ce texte voie le jour publiquement. On lit souvent que c’est le succès de la traduction allemande de ce roman qui a fait connaître son autrice en France. Qu’en est-il exactement ? 

C’est une erreur qui s’est malheureusement répandue assez largement. Il n’y a pas eu de succès éditorial en Allemagne qui aurait précédé l’accueil que Sapienza a reçu en France. En revanche, c’est en effet par l’éditrice allemande Waltraud Schwarze, qui avait remarqué ce livre envoyé semble-t-il par une agente italienne, que Viviane Hamy a entendu parler de L’art de la joie. Par l’intermédiaire de Frédéric Martin, qui était à l’époque son collaborateur, elle m’a alors donné à lire le roman, publié dans une maison d’édition marginale et passé complètement inaperçu en Italie. Il m’a frappée dès ses premiers mots. J’en ai ressenti tout de suite la force, entendu la voix singulière, et j’ai rédigé la note d’intention qu’on me demandait en ce sens. Je tenais absolument à ce que ce texte soit enfin arraché à l’engloutissement auquel il semblait promis. Et Viviane Hamy a pris aussitôt la décision de le publier. Mais c’était pour moi une très grosse responsabilité d’être la seule à le connaître, et j’avais besoin de le partager. Aussi, après avoir envoyé les cinquante (ou plutôt cent) premières pages traduites à Frédéric Martin, qui me les avait réclamées, et les a accueillies avec enthousiasme, dès que je finissais de traduire une des quatre parties de ce grand roman, je l’envoyais à la maison d’édition. Mais Viviane Hamy n’a pris connaissance de l’ensemble qu’une fois le livre entièrement traduit. Lors de sa parution en septembre 2005, le succès de L’art de la joie en France a été énorme et complètement inattendu. Les éditions Viviane Hamy ont dû procéder à plusieurs retirages. Ce succès a fait littéralement basculer le destin de l’autrice, et de son œuvre, qui serait peut-être sans cela restée totalement inconnue. 

Aujourd’hui, pour une très grande partie du lectorat français, Goliarda Sapienza est devenue une sorte d’icône féministe. Que vous inspire cette réception ? 

C’est à mes yeux un phénomène paradoxal. Goliarda est en effet devenue un modèle, une icône, alors qu’elle était anarchiste, ce qui ne va pas vraiment avec les icônes. Je ne sais pas si elle aurait aimé l’image qu’elle est devenue en tant qu’autrice. Elle estimait en effet qu’on n’écrit que pour quelques-uns et que c’est mieux ainsi. Elle aurait été heureuse de ce succès, bien sûr, heureuse d’être entendue enfin, mais elle savait aussi combien les malentendus sont possibles lorsque le succès est au rendez-vous, et elle se méfiait des malentendus bien qu’ayant aussi déclaré qu’elle écrivait « pour qu’on la mésentende ». 

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, Nathalie Castagné
Nathalie Castagné (2023) © Esther Castagné

À quel type de malentendu pensez-vous ? 

À ce qui touche, précisément, le féminisme, ou encore le genre. Bien évidemment, le modèle d’émancipation qu’est Modesta, l’héroïne de L’art de la joie, plaide à la fois pour l’intention féministe et l’idéal de la non-binarité : elle se délivre de tous les carcans qui menacent les femmes, elle aime indifféremment hommes et femmes, le tout dans une complète liberté. À travers sa figure, Goliarda interroge le rapport au corps, au désir, à la maternité, au genre, et par là elle a touché plusieurs générations de lectrices, et de lecteurs, le dernier thème étant le plus actuel. Mais la différence entre hommes et femmes était une idée ancrée en Goliarda. Et dans la période victimaire que nous vivons, il est étonnant que le livre ait toujours autant de succès : s’il y a bien quelqu’un qui refuse d’être une victime, c’est Modesta. Ce que dit Goliarda de la sexualité ne correspond pas vraiment en toutes choses aux grandes tendances du féminisme contemporain.

Elle demeurait, du reste, attachée au féminisme de sa mère – militante à cet égard aussi –, et supportait très mal celui qu’elle disait déjà « venu d’Amérique », avec des femmes voulant s’identifier aux hommes. Son rapport aux féministes qu’elle fréquente à une certaine période est plein de réticences, même si elle y a de vraies amies. 

Vous évoquez une possible influence de Sade pour le personnage de Modesta, notamment dans ses premiers émois.

Oui, dans cette association du plaisir et du crime, par exemple cette jouissance précoce sur les cris inarticulés de sa sœur handicapée, ou encore cette image du supplice de sainte Agathe, fantasme qui l’anime alors que mère Leonora la serre sur son sein. Mais pour revenir à la question féministe, on pourrait discuter du rapport de Modesta et de Carmine, Carmine dont on ignore les origines dans l’imaginaire romanesque de Sapienza ; rapport qui pourrait poser pour le lectorat contemporain la question du consentement. Cet homme qui, certes, célèbre en cette jeune femme une femme puissante, quand elle a connu par lui la jouissance, mais qui pour commencer ne fait rien d’autre que, dirait-on aujourd’hui, la violer. Le regard, l’analyse de Goliarda n’étant pas celle-là, Modesta découvre à travers cet acte son propre désir. 

Interprétation, vision des choses inacceptable ? Sapienza est très honnête, sans concession, et elle savait aussi à quel point elle ne devait pas céder à l’autocensure. Elle n’épargne pas au public les ambivalences qui constituent tous les êtres, tout particulièrement dans les rapports amoureux. Mais il est vrai que le soutien de toute une génération de jeunes femmes qui ont un discours très différent est à mes yeux assez étonnant. 

Comment avez-vous décidé d’écrire sa biographie ? 

C’est, en 2020, Frédéric Martin, devenu à partir de 2012 l’éditeur attitré de Sapienza, qui me l’a suggéré. Il estimait sans doute alors que j’étais, en tant que traductrice de son œuvre complète, la mieux placée pour un tel projet. Et j’ai pensé aussi – quoique très réticente à l’engagement dans un travail qui, plus que la traduction, allait m’arracher à mon propre univers – que c’était à moi de le réaliser. Il y avait déjà eu une biographie à la fois importante et lacunaire publiée en Italie. Après bien des hésitations et quelques lectures, d’études italiennes, d’un inédit donné par Angelo Pellegrino, j’ai commencé ce travail pour lequel la correspondance de Sapienza a également joué un rôle majeur. J’y ai en effet énormément appris sur l’autrice que je traduisais depuis tant d’années, et j’ai dû revoir l’image que j’avais d’elle, une image un peu héroïque, celle d’une femme recluse dans la pauvreté pour écrire, seule contre tous, image en partie construite par Angelo Pellegrino.

Et je me suis aperçue qu’elle avait eu bien d’autres vies, en tout cas une autre vie. En effet, elle connaissait toute l’intelligentsia italienne, elle a mené une vie mondaine et elle n’était ni totalement isolée ni totalement ignorée. En témoigne d’ailleurs la réception de ses deux premiers livres, Lettre ouverte et Le fil de midi, qui n’ont certes pas été de grands succès publics mais qui ont suscité des articles de fond. Sapienza a d’ailleurs été sur la liste du prix Strega, soutenue par le poète Attilio Bertolucci, notamment, ou encore l’écrivain et critique Enzo Siciliano, qui étaient des figures importantes du monde intellectuel italien. On a tort d’imaginer Goliarda uniquement comme elle a été dans la dernière partie de sa vie, et encore même à ce moment-là elle avait encore un pied dans cette intelligentsia, avec laquelle elle n’a jamais complètement cessé d’être en lien. 

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, Nathalie Castagné
Portraits variés, en villégiature estivale © Seuil

L’immense travail que vous avez accompli dans Vies, morts et renaissances de Sapienza va au-delà d’une simple biographie. Votre livre trace des lignes d’interprétation passionnantes, mettant l’accent sur des points précis de son œuvre, établissant des liens entre la partie romanesque, les essais, les carnets et la correspondance. Vous développez de nombreuses analyses qui éclairent certains aspects plus obscurs de l’œuvre de Sapienza, la question de la généalogie, de l’inceste, du rapport au genre. Certaines pages relèvent d’une forme d’inspiration psychanalytique, et visent à l’éclaircissement, aux précisions. 

Il s’agissait pour moi de partir à la recherche de l’être profond de Goliarda à travers ce qu’elle a vécu mais aussi à travers ce qu’elle a écrit. Je me suis prise au jeu du factuel, bien sûr, son enfance, son éducation si particulière, son adolescence, mais très vite mon approche est devenue plus analytique, ce qui m’intéressait encore davantage. Je crois que tous les lecteurs de la biographie comprennent que ce n’en est pas une à proprement parler, même si j’ai joué le jeu du genre. La continuité avec mon travail de traduction me permettait aussi d’aborder les choses de façon particulière. En écrivant cette biographie, je suis bien sûr revenue à ce qu’elle avait écrit, et que j’avais traduit, mais j’y suis revenue avec un regard neuf et, par ailleurs, grâce aux quelques lectures dont j’ai parlé, j’ai fait de nombreuses découvertes, notamment celle de l’existence de deux autres enfants (morts très tôt, il est vrai) de ses parents, Maria Giudice et Giuseppe Sapienza, alors que Goliarda  s’est toujours présentée comme leur fille unique. Certaines omissions ne peuvent être des oublis ou des négligences et font entendre encore davantage sur les textes de l’autrice, il y a des silences qui sont forcément significatifs. Ce fut un approfondissement de son œuvre, un déplacement aussi. Je suis essentiellement en empathie avec elle, mais je peux aussi avoir un regard critique, et j’ai tenté de faire quelque chose de ses silences et de ses non-dits. Il ne s’agit pas de rétablir une vérité de toute façon inaccessible, mais de regarder au fond des choses à travers les transformations de la mémoire, de l’invention, du besoin qu’on peut avoir de dire une chose, de ne pas dire l’autre, d’en déplacer une troisième. 

En tant que traductrice, comment qualifieriez-vous la langue de Goliarda Sapienza ? 

Sa langue est souvent baroque, loin d’une langue classique et ordonnée ; elle est concrète et poétique, non sans aspérités, entremêlant les styles et – quand elle devient langue parlée – elle fait entendre des voix distinctes, parfaitement identifiées. Cela notamment dans L’art de la joie, ou encore dans L’université de Rebibbia. La langue de Rendez-vous à Positano est très différente, il y a en elle, comme dans le climat du début de ce livre, quelque chose de quasiment apollinien. 

Goliarda Sapienza réussit de manière très particulière à toucher les êtres et les choses, à tisser étroitement l’intellectuel et le sensible, le charnel. Sa langue est toujours très incarnée ; sans doute le fait qu’elle ait été comédienne n’y est-il pas pour rien. Il y a dans son écriture une corporéité très forte et assez singulière. D’ailleurs, le personnage de Modesta représente bien cet alliage, elle qui est capable d’une réflexion presque froide et qui montre aussi un côté complètement passionnel et enflammé. La question des dialectes est elle aussi intéressante. Goliarda utilise très peu de pur dialecte dans L’art de la joie, mais elle se sert un peu du sicilien, qu’elle mélange à l’italien, inventant une sorte de langue mixte, un italien aux altérations légères qui intègre des tournures siciliennes, sans que cela nuise jamais à la compréhension. 

Vous êtes-vous rencontrées ?

Non, alors que cela aurait été tout à fait possible, elle était à Rome alors que j’y étais souvent aussi. Si l’on s’en tient à la stricte chronologie, j’aurais pu la rencontrer. Mais à vrai dire, je l’ai rencontrée en profondeur, car la meilleure façon de la connaître, ce sont ses textes. Peut-être que je ne l’aurais pas rencontrée aussi intensément si je l’avais connue. Je crois que c’est difficile de rencontrer davantage quelqu’un qu’en le traduisant, c’est à mes yeux la fréquentation la plus intime qu’on puisse avoir d’un être.