Jean Hélion : une anomalie

Le musée d’Art moderne de Paris propose depuis le 22 mars et jusqu’au 18 août une grande rétrospective Jean Hélion. La prose du monde qui rassemble 150 œuvres dont une centaine de peintures, complétées de dessins et de documents d’archives. C’est un événement qui permet d’appréhender de quelle manière Hélion s’est aventuré sur « toutes les pentes », comme le confiait le peintre Gilles Aillaud.

| Jean Hélion. La prose du monde. Musée d’Art moderne de Paris. Jusqu’au 18 août 2024

Par définition, une pente se dévale ou se remonte, emporte celui qui s’y trouve engagé dans un mouvement rapide, parfois incontrôlé, ou génère la peine et un effort hors du commun pour être gravie. Pareille situation ne se traverse pas sans conséquence. Dans le cas d’Hélion, « les pentes » évoquées par Aillaud correspondent au récit à double versant de l’art du XXe siècle : l’abstraction et la figuration. Terminologie commode, lorsqu’il s’agit de caractériser en surface cette séquence de l’histoire de la peinture, qui s’avère rapidement piégée dès lors que l’on regarde à quoi l’on a affaire d’un peu plus près.

Bien sûr, Jean Hélion (1904-1987) occupe une place de choix dans l’histoire de l’abstraction. Nul ne le conteste. Si l’on consulte par exemple le Dictionnaire de la peinture abstraite de Michel Seuphor (Hazan, 1957), historien de référence et témoin de premier plan, il n’oublie évidemment pas de rappeler qu’Hélion a fréquenté le peintre uruguayen Joaquín Torres-Garcia qui lui fit connaître les cubistes, qu’il rencontra van Dœsburg et qu’il a fait partie des cocréateurs d’Abstraction-Création éditant une revue à partir de 1932. Les premières salles de la rétrospective en témoignent avec éclat. Dans une vitrine, on peut prendre connaissance du texte Tableaux en cours, abstractions (Two cities, 1938) dans lequel Hélion fait le récit de son processus créatif abstrait  : « J’entasse dans ma pile des graphiques secs, conscients, mesurés ; des zigzags animaux et féroces ; des formes, des groupes de formes assaillies de couleurs vives ou soutenues de couleurs fines. Tous degrés. Passionnément. Systématiquement. »

Outre ces lignes, si le visiteur prend le temps de regarder les différents extraits vidéo diffusés, une évidence s’empare nécessairement de lui : ce peintre sait parler avec intensité de ce qu’il a vécu. C’est un passeur, un conteur d’un charisme exceptionnel, non seulement parce que sa vie entre la France et les États-Unis lui a permis de croiser de grandes personnalités (Mondrian, Kandinsky, Arp, Duchamp, Léger, Breton…), comme le rappelle une récente biographie – purement informative – de Fabrice Gaignault (Jean Hélion. Le franc-tireur, Flammarion, 2024), mais aussi parce qu’il a pris des décisions si radicales qu’elles exigeaient sans doute un récit à même d’en rendre raison. Rappelons, en passant, son épique They shall not have me (Ils ne m’auront pas, traduit par Jacqueline Ventadour, annoté et préfacé par Yves Chevrefils Des­biolles aux éditions Claire Paulhan, 2018) qui remporta à sa sortie à New York en 1943 un très vif succès. Hélion y raconte son engagement militaire en janvier 1940 pour combattre les troupes allemandes alors qu’il vivait aux États-Unis et comment il s’est évadé d’Allemagne après, entre autres périls, l’expérience du travail forcé en Poméranie.

Mais, au plan pictural, il y avait aussi à expliquer pourquoi et comment il s’était « évadé » de l’abstraction après le célèbre tableau Figure tombée de 1939. Sa reconnaissance aux États-Unis reposait exclusivement sur son apport significatif au courant de l’abstraction. Et pour citer une dernière fois Michel Seuphor : « Après avoir subi fortement l’influence de Mondrian (1930), d’où il a développé un style personnel irrécusable (1936), Hélion est retourné à la peinture figurative. » Fin de l’histoire ou plus exactement d’une certaine histoire de la peinture envisagée à sens unique. C’est à ce moment qu’Hélion se tourne vers une autre pente. Dans le récit du peintre, cette nouvelle orientation procède d’abord de la fracture de la Seconde Guerre mondiale, du trauma de l’expérience de la captivité et de la rareté de tout ce qui fait la richesse proliférante du monde des êtres et des choses. À Bernard Moninot (né en 1949), qu’il rencontre dans les années 1970, il déclare : « Après ma grande période abstraite, je n’ai pas renoncé ni régressé en faisant retour à la figuration, j’ai eu recours à la figure pour dire à nouveau la complexité du monde ! » (Bernard Moninot, Prendre le temps de vitesse, L’Atelier contemporain, 2021). 

Jean Hélion
Figure tombée
« Figure tombée », de Jean Hélion (1939) © ADAGP, Paris, 2024

Si l’on compare, de manière ici trop sommaire, ce propos et ce qu’Hélion pouvait écrire de sa pratique de l’abstraction au cours des années 1930, le terme nouveau qu’il introduit est celui de la « complexité du monde » ; un monde prosaïque, (ou celui de la « prose du monde » pour reprendre le titre de l’exposition, emprunté à Maurice Merleau-Ponty) qu’il s’agit d’exprimer par les moyens de la peinture en suspendant les approches dites abstraites. En fait, l’abstraction pratiquée par Hélion mêlant passion et système n’avait rien de simplificateur. Comme il l’explique lui-même dans un autre extrait vidéo relatif à Mondrian, chacune des peintures du maître du néoplasticisme constituait en quelque sorte un échantillon ou un fragment diverti à l’espace total de son atelier. De Stijl, comme d’autres avant-gardes de l’entre-deux-guerres, avait pour ambition utopique (sans affecter à ce terme la moindre dimension péjorative) de proposer en un tableau une totalité propre à révéler par anticipation une transformation complète de la société. 

Dans son témoignage invoquant les effets bouleversants de la guerre, Hélion confère une signification personnelle et existentielle d’un autre ordre à la « complexité » qu’il entend en quelque sorte prendre pour sujet ; mais ce sont aussi les équilibres géopolitiques qui se transforment, accompagnés au plan esthétique par l’arrivée fracassante de la peinture dite « à l’américaine » (Clement Greenberg) avec Pollock, Rothko, De Kooning, Newman, Kline… En 1946, encore marié pour quelque temps avec Pegeen Vail, la fille de Peggy Guggenheim, Hélion rentre définitivement en France et choisit un atelier dans le quartier du jardin du Luxembourg, auquel il restera attaché sa vie durant. Avec la complexité vient également la délicate réinstallation dans un monde et un marché de l’art français qui va peu à peu adopter les codes de l’abstraction (construite ou lyrique, froide ou chaude…), à l’égard desquels la mutation d’Hélion semble un recul ou un retour inopportun. 

Revendiquer un monde complexe dans l’après-guerre n’a donc rien de particulièrement facile, d’autant que rapidement le versant dit réaliste (exactement « réaliste-socialiste ») va faire l’objet d’une captation idéologique de la part du Parti communiste français et des artistes agissant sous ses ordres. Si l’on ne choisit pas la voie d’Herbin, il faut encore se distinguer de Fougeron. À n’être ni réductible à la compagnie des premiers, ni à celle des seconds, Hélion a traversé, comme le rappelle l’exposition, une longue période de solitude ; hormis Giacometti, Léger ou Ponge, rares sont ceux à le soutenir avant la première rétrospective d’envergure qui le célèbre au Grand Palais (1970). Sa consécration est-elle pour autant acquise ? La dernière exposition le concernant s’est tenue, il y a déjà vingt ans, au Centre Pompidou. Jean Hélion fait-il désormais partie du panthéon des peintres dont le nom s’impose d’emblée pour raconter le devenir de l’art depuis les années 1930 ? Certainement pas. La raison en est simple. Son parcours coupé en deux semble une anomalie.

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Le terme d’anomalie a été éclairé par Georges Canguilhem qui a expliqué le sens de ce concept pour l’opposer à celui d’anormalité. Être en santé, ce n’est pas ne jamais tomber malade, mais s’en relever après coup en inventant une autre « normativité », parce que la vie autorise un « certain jeu des normes » (Le normal et le pathologique, 1966). Mutatis mutandis, Hélion fait de même en peinture. La brutalité de son revirement après la guerre depuis la Figure tombée (1939) témoigne de sa grande santé plastique et ne correspond pas au discours convenu sur le développement linéaire et progressif d’une vie d’artiste dont la causalité serait soustraite au régime de l’anomalie. On pourrait encore étendre ce concept d’anomalie en l’appliquant aux inventions iconographiques et verbales les plus étonnantes d’Hélion, comme ces figures couchées, ces « mannequineries », ces « journaleries », ces « citrouilleries », toutes ces « phrases d’objets », comme il aimait à dire, que cet adepte des puces de Saint-Ouen (à l’instar de ses contemporains surréalistes) a pu mettre en circulation. Dans certains cas, on peut estimer qu’il s’avance peut-être dangereusement du côté des conventions et des tonalités réalistes qu’il prétend subvertir ; mais, à la fin de sa vie, la cécité qui le menace de plus en plus lui ouvre encore de nouvelles perspectives vitales. Dans la toile intitulée Un Borsalino pour Émile (1981), ce fervent admirateur de Poussin et de son grand combat de signes de L’enlèvement des Sabines construit l’équilibre instable d’un fatras d’objets mêlant, autour d’une table qui n’est pas de dissection, des chapeaux et des parapluies sortis de ses propres tableaux, en plus d’un tambour et de son autoportrait furtif dans un miroir.

Jean Hélion
L'escalier
1944
« L’escalier », de Jean Hélion (1944) © ADAGP, Paris, 2024

Dans un des chefs-d’œuvre de l’artiste intitulé À rebours (1947) se côtoie un tableau abstrait, comme il en peignait dans les années 1930, une figure masculine de face et une femme nue, tête-bêche. Esthète retranché du monde, le personnage Des Esseintes imaginé par Huysmans en 1884 finissait par retrouver, désabusé, la vie triviale qu’il avait résolu de fuir. Même s’il a connu le long dédain de ses contemporains et un certain retrait, le mouvement à rebours d’Hélion jusqu’aux années 1980 ne lui ressemble pas. Il se place sous le signe d’un esprit d’invention de situations attentives aux choses banales, aux choses vues (notamment en mai 68) et à la construction de tableaux allégoriques visant, autant que possible, à synthétiser l’expérience dispersée d’une vie grâce à la concentration de diverses temporalités sur une surface peinte.

Au fond, par rapport à sa jeunesse abstraite, Hélion est resté fidèle à un désir de totalité qui se manifeste pour finir par le rêve d’un tableau, parfois de très grande dimension à partir du Triptyque du Dragon (1967) et qui cherche à « rassembler ». Et le peintre du Jugement dernier des choses (1978-1979) d’ajouter lors d’un film cité dans la biographie de Fabrice Gaignault : « Car l’image a ce pouvoir merveilleux d’être elle-même et multiple, de rassembler toutes sortes d’étapes, toutes sortes de degrés. »