L’amour d’une écrivaine

Etroitement lié à l’aventure éditoriale de Goliarda Sapienza, Angelo Pellegrino dirige désormais l’édition des œuvres complètes de l’autrice aux éditions italiennes Einaudi. Mais il est tout autant lié intimement à cette femme, dont il a été le compagnon aimant des dernières années. Il avait déjà publié en 2015 un livre accompagné de nombreuses photos, Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue. En écrivant de nouveau sur la femme qu’il a tant aimée, Angelo Pellegrino semble remplir un devoir.

Angelo Pellegrino | Goliarda. Trad. de l’italien par Nathalie Castagné. Le Tripode, 196 p., 19 €
Goliarda Sapienza | Miroirs du temps. Trad. de l’italien par Nathalie Castagné. Le Tripode, 296 p., 25 €

Angelo Pellegrino évoquait d’ailleurs en 2015 sa « pudeur » à parler d’elle dans sa vie intime : « Il n’en reste pas moins que tous les lecteurs ont le droit de savoir qui elle était et il est de ma responsabilité de le leur dire en tant que principal témoin survivant. » Il retraçait alors dans une sorte « d’essai biographique » la manière dont vie politique et vie d’écriture ne font qu’un pour Sapienza, et rappelait combien elle avait besoin d’une vie en prise avec la réalité et avec l’Histoire. En témoigne par exemple son incarcération, quasiment volontaire, à Rebibbia qu’elle raconte dans L’université de Rebibbia, livre au sujet duquel la Revue pénitentiaire italienne explique qu’il s’agit d’un texte important pour les chercheurs sur la condition pénitentiaire. 

Le dernier texte paru au Tripode qu’Angelo Pellegrino consacre à l’écrivaine adopte une tonalité assez différente. Le point de départ du récit est une demande que lui adresse une photographe ayant comme projet un recueil de photographies des lieux où Sapienza a vécu et dont on trouve quelques descriptions dans ses livres. S’ensuivent des échanges, une rencontre et une déambulation d’Angelo Pellegrino, « homme de soixante-dix ans bien sonnés » avec la jeune Judith, âgée de trente-quatre ans, éperdue d’admiration pour Goliarda Sapienza, et au sujet de laquelle il est parfois d’ailleurs légèrement ironique. On retrouve, et c’est un aspect sur lequel l’auteur insiste, la différence d’âge (mais de manière inversée) qu’il y avait entre Goliarda et Angelo, ce « contrapasso » où il pense qu’il peut désormais mieux ressentir et comprendre ce qu’a vécu Goliarda alors qu’elle était accompagnée d’un jeune homme, alors qu’il est accompagné d’une jeune femme.

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, Nathalie Castagné
Angelo et Goliarda sur l’île de Palmarola © Seuil

La place qu’occupe Angelo Pellegrino dans ce texte est significative. Il s’agit pour lui de dire de nouveau son amour pour Sapienza ; il évoque à la demande de Judith des souvenirs intimes, et adopte à certains moments un ton légèrement professoral auprès de celle qu’il considère au fond comme une « gamine », pour expliquer tel ou tel aspect de l’existence de l’autrice, il n’hésite pas à évoquer la « vérité » de tel ou tel comportement. On peut regretter le côté quelque peu artificiel du procédé, même si cette rencontre a bel et bien eu lieu. Pellegrino se fait fort de répondre aux questions : « Comment est arrivée toute cette affaire de la prison ? Beaucoup de choses me sont restées incompréhensibles » et cette volonté didactique est parfois légèrement pesante. Les passages les plus beaux sont ceux dans lesquels Angelo Pellegrino s’adresse à Goliarda : « Iuzza, au fond qu’a été notre histoire ? Tu étais incapable de vivre comme les autres, avec indifférence. Moi, j’y parvenais un peu plus, mais j’étais attiré par ta façon d’être, que je savais belle et juste, elle me soulageait de la pesanteur de l’existence et de la vanité des autres. Je me rendais compte que c’était irréel, comme si dans notre univers privé était soudain advenu le miracle d’un monde parfait, du moins comme nous l’entendions, tandis qu’au dehors hurlait une folie meurtrière de cerveaux et de consciences, et que tout en ce monde continuait à l’identique comme depuis l’aube des choses. » Mais malheureusement, ils ne constituent pas la majeure partie du livre dans lequel Goliarda est considérée comme une sorte d’objet de curiosité, c’est du moins ainsi que Pellegrino semble envisager la démarche de Judith. Parler d’elle, parler pour elle, la différence est parfois bien mince et l’on ne sait plus très bien si ce sont les questions de Judith ou le désir de Pellegrino de se mettre en scène qui alimente le récit.

Et pourtant, quel besoin y a-t-il de parler de Sapienza, en projetant une sorte de trio amoureux fantasmatique, alors qu’elle parle, elle, si bien d’elle ? Le fantasme du trio n’est pas un problème en soi, mais l’ensemble de ce que dit Pellegrino sur Sapienza finit par sonner comme un prétexte, et on perd de l’intérêt pour les deux trames du livre, celle consacrée à l’autrice et celle du désir amoureux, trames qui ont bien du mal à se mêler.

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Le volume Miroirs du temps, consacré à la correspondance de Sapienza, est bien plus intéressant. Il témoigne de la variété des interlocuteurs de Sapienza, du soin qu’elle met à entretenir des relations d’amitié, de connivence intellectuelle ou politique dont il est aussi régulièrement question. On voit combien elle est proche de toute une intelligentsia italienne, et l’on voit comment l’entreprise littéraire qui constitue sa vie occupe évidemment les échanges épistolaires dans lesquels elle puise aussi sa vitalité et son désir inextinguible de faire connaître L’art de la joie. On peut citer cet extrait d’une lettre qu’elle écrit au critique littéraire Claudio Varese, qui avait soutenu Lettre ouverte pour le prix Strega : « Émotion de gratitude et de joie. Joie de pouvoir observer, à travers le verre limpide de votre analyse, comment le projet le plus caché (à moi-même) se trouve révélé dans ses connexions essentielles et montré avec une telle précision d’idées et d’images qu’elle devient en elle-même une interprétation poétique de mon travail. » Des précisions sont également précieuses sur la manière de concevoir le personnage de Modesta, dans L’art de la joie. Et ce qu’elle écrit au poète Attillio Bertolucci est sans équivoque sur ce qu’elle pense de la condition féminine : « En tout cas, ça a à voir avec le mythe de Pénélope, tu te rappelles ? Et peut-être l’idée m’en est-elle venue justement le soir où j’étais chez toi. Le mythe de Pénélope et la condition de la femme, disons évoluée, ou mieux faussement évoluée qui, dernier non-sens de la fausse évolution du monde, est en train de créer de nouveaux buts erronés du genre “pouvoir aux femmes”. Tu ne connais pas le nouveau manifeste de ce nouveau prêtre en jupon ? »

Goliarda Sapienza mène ses différentes vies dans l’écriture, écriture qui se prolonge dans cette correspondance utile aux lecteurs et lectrices qui voudraient compléter leur portrait de cette femme qui ne se laisse pas enfermer dans le moindre carcan, et ne peut se réduire à l’œil que l’on porte sur elle, peut-être encore plus lorsque cet œil est celui d’un compagnon amoureux, vingt ans après sa mort. Le danger est évidemment de figer Sapienza, elle qui a montré toute sa vie combien le mouvement lui est indispensable. Pour embrasser pleinement ce mouvement, revenons aux Carnets, publiés en 2019, après qu’Angelo Pellegrino eut effectué une sélection qu’elle avait commencé après avoir terminé l’écriture de L’art de la joie. Ces pages recueillent l’intensité des réflexions de Sapienza, sa volonté de ne jamais séparer la vie de l’écriture, l’intensité de ses amitiés, de ses engagements politiques. À Goliarda, ni l’imaginaire ni la vie ne peuvent suffire, et c’est l’écriture, envers et contre tout, son écriture, qui la rend vivante à jamais.