Le théâtre est politique. La cause est entendue, mais il n’est jamais mauvais de le rappeler. Le dernier ouvrage que signe notre camarade Dominique Goy-Blanquet s’y emploie avec rigueur et conviction. Paru aux prestigieuses éditions Brepols, From the Domesday Book to Shakespeare’s Globe multiplie les éclairages savants mais toujours accessibles. L’ancienne présidente de la Société Shakespeare s’y montre une généticienne accomplie, remontant la piste des avant-textes théâtraux et juridiques, au service d’une leçon qui ne souffre pas la moindre contestation : farci de droit et épris de liberté, le théâtre, shakespearien en tout premier lieu, mais globalement anglais, défend la rule of law comme personne.
Chercheuse reconnue dans le domaine des études shakespeariennes, Dominique Goy-Blanquet est assurément rompue à l’exercice consistant à passer d’une langue à l’autre. Traductrice prolifique par ailleurs – de littérature irlandaise, en particulier –, elle n’hésite pas, si l’occasion s’en présente, à pratiquer l’auto-traduction. Au gré des sollicitations et autres commandes que lui vaut son expertise, il lui arrive de remettre ses (nombreux) ouvrages sur le métier. Son Shakespeare in the Theatre: Patrice Chéreau (Arden/Bloomsbury, 2018) devient ainsi Patrice Chéreau, l’intranquille (Riveneuve/Archimbaud, 2020), et le mouvement s’inverse, quand Côté cour, côté justice. Shakespeare et l’invention du droit (Classiques Garnier, 2016) débouche sur From the Domesday Book to Shakespeare’s Globe, d’inspiration plus ouvertement historiciste. À l’arrivée, le plaisir est le même, mais ce n’est jamais le même livre qu’on lit : quelque chose a bougé, dans l’angle adopté, sensible dès les modifications apportées au titre ; l’orientation et le rythme en sont différents, certains développements se voyant raccourcis (d’une centaine de pages, parfois) ou au contraire étoffés, selon la nouvelle problématique retenue.
Dans la version anglaise de cette minutieuse enquête sur l’héritage juridique et politique du théâtre élisabéthain, laquelle procède autant d’un désir de partager des sources que de se confronter à la critique britannique, le remaniement porte d’abord sur ce qu’il convient d’entendre par l’anglicité du droit anglo-saxon. Pour paraphraser un mot de Fernand Braudel, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle (1979), le droit anglais n’est pas né anglais, il l’est devenu. Mais il fallait le regard décentré et objectif d’une Européenne convaincue pour rompre avec la fiction d’un droit de tous temps insulaire et splendidement affranchi de toute attache avec la pensée juridique en vigueur sur le Continent, chez un Jean Bodin ou un Érasme. Que l’objectif recherché soit, ou non, celui-là, l’ouvrage se lit comme un utile correctif à une certaine myopie anglo-anglaise, voire à une non moins patente xénophobie. On ne dira jamais assez combien l’éclairage transnational, doublé d’une forte dimension transdisciplinaire, tient à bonne distance les querelles de chapelle comme les excès de chauvinisme, permettant, dans le cas présent, de souligner tout ce que le droit anglais, depuis Guillaume le Conquérant, doit au droit romain. Le premier n’aura supplanté le second qu’après s’en être longuement nourri. À l’universalité médiévale, le schisme anglican voulu par Henri VIII, véritable Brexit avant l’heure, finira cependant par porter le coup de grâce, enterrant du même coup les formes traditionnelles du théâtre religieux.
Ce travail d’historienne sur le temps long, Dominique Goy-Blanquet le conduit avec érudition et détermination. La généalogie du droit – lequel se fabrique autant qu’il s’invente – est la porte d’entrée d’un ouvrage bien décidé à faire toute la lumière sur les prolégomènes, les « antécédents du rapport droit et théâtre ». À le parcourir, on comprend que les agendas politique et théâtral n’en ont toujours fait qu’un : un même combat s’y mène, régi par un rapport de force comparable. La différence vient de ce que la common law, invention anglaise unique en son genre, veille au grain, l’interprétation proposée ici rappelant en quoi l’expression consacrée « nul n’est au-dessus des lois » a, outre-Manche, force de loi. D’un tel garde-fou, nul ne songerait à s’abstraire, pas même les rois, quand bien même ils en auraient la tentation. Si l’Angleterre des Tudors n’est pas encore une démocratie, l’émergence simultanée des procès publics, de la tragédie et des droits du Parlement y rappelle le miraculeux « moment » athénien, au Ve siècle avant J.-C. Le théâtre français, à l’origine, avait des connexions du même ordre avec les juristes. Le Roi de la Basoche régnait sur une société de clercs, au sein du Parlement de Paris, avant d’être banni par les Valois, qui trouvaient leurs pratiques trop subversives. Rien de tel, nous est-il rappelé, dans une Angleterre prévenue contre tout autoritarisme non tenu en lisière. Jamais ce dernier n’y aura droit de cité, ceci valant pour hier comme pour aujourd’hui.
Selon une perspective qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste, Dominique Goy-Blanquet observe qu’avant la naissance du théâtre « officiel » il existait déjà du théâtre. Les Inns of Court, les fameuses écoles de droit, en étaient, dès le XIVe siècle, un premier et remuant creuset : exercices oratoires, écriture de dialogues pédagogiques, enseignement magistral, travaux pratiques, tout y revêtait une forme objectivement scénique et/ou dramaturgique. Formés à s’approprier la fonction de conseil auprès du Prince, les futurs hommes de loi faisaient leurs premières armes d’opposants sous les feux de la rampe. Autre theatrum mundi à lui tout seul, le Parlement anglais et ses débats, internes et externes, ses oppositions, souvent violentes, avec la royauté, mais aussi son hostilité au théâtre, lors de l’avènement au pouvoir des Puritains. Tout se tient. Un théâtre d’affrontement, où l’agon triomphe – voilà bien, en clair, la matière première appelée à connaître par la suite bien des transformations, lesquelles sont finalement perçues comme secondaires au regard de la permanence d’expressions bien décidées à rompre avec toute règle perçue comme arbitraire, à commencer par celle des trois unités.
En dernière instance, la scène shakespearienne – c’est le clou de la démonstration – fait du droit non point un accessoire, mais le moteur de l’action. Il innerve l’intrigue, tout comme il imprègne les consciences. On songe à ce mot prêté à François Mitterrand : « J’ai deux avocats. Robert Badinter pour le droit et Roland Dumas, pour le tordu. » De fait, les méchants comme les purs, chez Shakespeare, voient le monde à travers un prisme instamment juridique : les scrupules moraux de Hamlet ou de Brutus sont aussi, et peut-être surtout, des scrupules légaux, de même que le châtiment infligé à un Macbeth ou un Richard III n’échappe jamais complètement à la nécessité d’un jugement. Le droit est partout chez lui dans le théâtre shakespearien, et pas uniquement dans des pièces comme Le Marchand de Venise, où Shylock est traîné en justice. Les dernières pièces, Cymbeline, Le Conte d’hiver, mettent en scène une réconciliation ; le sens de la mesure et de la justice seconde l’appel adressé à la communauté humaine à juger en toute indépendance d’esprit et de cœur. Shakespeare consacre ainsi une forme de réversibilité qui n’a rien de rhétorique : en face du Parlement qui est aussi un prétoire, il dresse un théâtre devenu parlement de voix.
Rejoignant les travaux marquants de Christian Biet, Florence Dupont ou Bernard Dort, l’ouvrage de Dominique Goy-Blanquet, et on conclura là-dessus, est traversé par une croyance, dont chacun, spécialiste ou non, fera son miel : le droit s’avère central dans l’élaboration, chez tout spectateur, d’une indispensable et ô combien précieuse culture civique – en France, on parlerait de culture « citoyenne ». En forçant à peine le trait, on retrouverait là les fortes thèses de Jacques Rancière, sur le « partage du sensible » comme sur le « spectateur émancipé ». On ne serait pas très loin, non plus, du travail de Patrick Boucheron, avec lequel existent des points de convergence, théorique et méthodologique. Dans Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (2013), l’historien médiéviste part d’une interrogation, a priori universelle, et que chaque époque travaille à réactiver : « comment résister à la tyrannie ? ». La fresque d’Ambrogio Lorenzetti, sur les murs du palais communal de Sienne, « Allégories et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement », tient lieu de vibrant support à ses analyses. Le même questionnement pédagogique, chez Dominique Goy-Blanquet, mobilise le frontispice, reproduit en couverture de son livre, de l’ouvrage de Boccace, dans la traduction française de Laurent de Premierfait (1415), Des cas des nobles hommes et femmes. Un dispositif scénique y encadre les différents pouvoirs rituellement réunis pour l’occasion, chacun placé sous le regard de l’autre. Moralité : il n’est pas de « bon gouvernement » sans bon théâtre, et vice versa. Ce n’est pas la chroniqueuse, pour EAN, des pièces données en Avignon, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, qui dira le contraire…