Portraits de villes ukrainiennes

C’est dans l’espace que nous lisons le temps, affirme Karl Schlögel. L’historien allemand nous invite à savoir déchiffrer comme des palimpsestes les villes d’Ukraine. Grand succès de librairie en Allemagne, son livre permet à la fois de traverser l’histoire de l’Ukraine et de penser les événements en cours.

Karl Schlögel | L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes. Trad. de l’allemand et préfacé par Thomas Serrier. Gallimard, 430 p., 25 €

 par un puissant désir de lutter contre la méconnaissance de l’histoire et de la culture ukrainiennes, l’historien Karl Schlögel a fait paraître ce livre en Allemagne en 2015 avant de le republier dans une version augmentée après l’invasion à grande échelle de 2022. Schlögel cherche à familiariser le grand public avec la diversité des villes d’Ukraine, et à l’inviter à se déprendre d’un regard russocentré sur l’histoire de ce pays ; son livre a connu en Allemagne un grand succès de librairie. Au cœur de l’ouvrage, huit portraits de villes ukrainiennes, dans lesquels l’historien explore les strates historiques qui se dessinent quand on observe le palimpseste de l’espace urbain. Ces portraits sont précédés par une série de textes liminaires importants : un avant-propos revient sur l’expérience troublante qui consiste, pour un historien, à écrire depuis la « Situation Room »par référence à cette pièce de la Maison Blanche où les informations affluent et sont analysées en permanence. Vient ensuite un bref exercice « d’ego-histoire » (« Adieu à l’Empire : adieu… Russie ? »), dans lequel l’auteur cherche à saisir ce qui a pu l’amener à se tourner, jeune homme, à la fin des années 1960, vers l’étude de la langue et de l’histoire russes.

Au cours de ses voyages en URSS, Schlögel avoue avoir subi l’attrait d’« une certaine magie de l’empire, produite par l’homogénéité, pour ne pas dire l’uniformité d’un Soviet way of life, qui était le même à Minsk, Novossibirsk ou Vladivostok ». Se souvenant de ses premiers séjours en Ukraine, il constate que c’est toujours à partir de Moscou qu’il percevait alors ce pays, d’autant que le russe faisait office dans tout l’espace soviétique de lingua franca. Aux yeux de l’historien, le choc que représente la guerre en Ukraine pour tous ceux qui ont consacré leur vie à étudier la Russie peut avoir une vertu libératrice, en invitant à repenser la Russie de fond en comble. Un dernier texte liminaire précise la perspective du livre : évoquer l’histoire de l’Ukraine en prenant toujours en compte sa dimension fondamentalement multiculturelle.

C’est bien l’extraordinaire diversité de l’Ukraine qui transparaît à la lecture des portraits des huit villes sur lesquelles l’auteur a jeté son dévolu : Kyiv, Odesa, Yalta, Kharkiv, Dnipro, Donetsk, Lviv et Chernivtsi. Avant d’arpenter les villes, Schlögel se documente, se plonge dans des cartes d’époques diverses, lit toutes sortes de témoignages ; il peut alors se mettre en quête des traces historiques observables dans le paysage urbain, à l’affût de ce qui fait la singularité d’une villeL’historien voyageur est un historien lettré : Schlögel cite à propos de Kyiv un texte peu connu de Mandelstam ; il parsème son chapitre sur Chernivtsi de vers de la poétesse Rose Ausländer, ou évoque Joseph Roth au moment d’aborder Lviv (pour le lecteur francophone, il est intéressant de lire un texte écrit par un historien allemand sur cette ville qui fut aussi appelée Lemberg). L’approche de l’espace urbain qu’a développée Schlögel au fil des ans est liée à une réflexion théorique exposée dans un livre au titre ambitieux, non traduit à ce jour en français, C’est dans l’espace que nous lisons le temps. Contributions à l’histoire des civilisations et de la géopolitique (2003).

C’est néanmoins aux années 1980 que remontent les textes consacrés à Lviv ou Chernivtsi. Schlögel brosse un beau portrait de Chernivtsi, cette ville de Bucovine à l’urbanisme emblématique de l’Empire austro-hongrois, autrefois très plurilingue, où, au début du XXe siècle, « il n’y avait pas de majorité, mais seulement de grandes minorités »et où grandit Paul Celan ; dans la ville soviétique de 1988, l’historien a éprouvé par moments un sentiment « d’uniformité qui finit par être douloureuse »À l’autre bout du territoire ukrainien, voici Kharkiv la rouge, capitale de la République socialiste soviétique d’Ukraine de 1917 à 1934, où l’historien s’enthousiasme aussi bien pour l’architecture constructiviste des années 1920, très touchée de nos jours par les bombardements russes, que pour le livre Anarchy in the UKR de Serhiy Jadan. L’évocation de Kharkiv amène Schlögel à aborder la mémoire de l’Holodomor et celle de la Grande Terreur, un moment historique qu’il connaît bien pour avoir écrit en 2008 un livre sur l’année 1937 à Moscou.

Karl Schlögel, L’Avenir se jour à Kyiv
Czernowitz (aujourd’hui Tchernivtsi) à la fin de la période austro-hongroise (1917) © CC0/WikiCommons

Après avoir publié, notamment dans les journaux, quelques premiers textes sur des villes d’Ukraine, l’historien est confronté au chaos de l’histoire en marche : en 2015, Schlögel fait précéder son texte sur la Crimée écrit en l’an 2000 d’un avant-propos qui fait de celui-ci une sorte de pièce à conviction face aux distorsions de la propagande russe. Le chapitre sur Donetsk est le plus impressionnant : il est écrit à chaud, au moment où les « séparatistes » prennent le contrôle de la ville et où celle-ci se mue en paysage de guerre. Schlögel décrit la ville comme prise en otage. Il consacre de belles pages au musée régional du Donbas, touché par des obus en août 2014, et visité par lui quelques mois auparavant ; l’historien exprime son attachement pour ce musée de conception soviétique au charme suranné, avec ses dioramas sur l’épopée sidérurgique du Donbas, mais aussi des salles plus récentes sur l’expérience ukrainienne du stalinisme. À l’aune de la suite des évènements, on constate que c’est avec lucidité que l’auteur a su observer les agissements russes de déstabilisation de 2014. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Quel que soit le lieu évoqué, Schlögel aborde toujours la question du sort de l’Ukraine pendant l’occupation allemande. À propos de Yalta, il rappelle les plans nazis qui prévoyaient de faire de la Crimée une « grande station balnéaire allemande » rebaptisée « Gothenland »Le lieu de mémoire du massacre de Babi Yar est abordé à deux moments : d’abord, à la fin du chapitre sur Kyiv, où Schlögel se repère à partir du livre d’Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, qui « fait sans conteste partie des plus grands témoignages littéraires consacrés à la Shoah » (Kouznetsov, à l’âge de douze ans, habitait un faubourg proche du ravin où furent perpétrés les massacres et publia son livre en 1966) ; puis, dans un texte de 2016, où l’historien visite des expositions de photographie et d’art contemporain qui commémorent l’événement et démontrent « l’intensité avec laquelle l’Ukraine se confronte à sa propre histoire »

Le livre se termine par une série d’interventions écrites au cours des premiers mois qui ont suivi l’invasion de février 2022. L’historien, tout comme son confrère Timothy Snyder, est de ceux qui choisissent d’intervenir dans l’espace public pour défendre avec force la cause de l’Ukraine. En dépit de l’urgence, il cherche à esquisser une réflexion de fond dans un dernier texte intitulé « Petit précis pour ordonner ses idées face au désordre du monde ». Schlögel y tente de démêler notamment les raisons de l’aveuglement et de la mollesse dont ont pu faire preuve divers responsables politiques allemands face à la Russie. Il questionne la spécificité du lien germano-russe, et la confusion des esprits en un temps où la guerre informationnelle joue sur les brouillages postmodernes entre « faits » et « fictions ».

On l’aura compris : on peut se réjouir que le livre de Schlögel ait été traduit en français. Il fait partie de ces ouvrages profondément nécessaires qui, écrits d’une plume habile et énergique, permettent à un large public d’approfondir sa connaissance de l’histoire de l’Ukraine et de réfléchir aux questions cruciales de notre temps.

Retrouvez nos articles sur la guerre en Ukraine