L’alibi des médiocres 

Influencé par le contexte électoral en France ou ailleurs, on peut lire Les grandes déconvenues sous un angle politiquement fruste et moralisateur, mais si actuel : comment une telle médiocrité peut-elle triompher ? À partir du voyage des frères Parmentier en 1529 vers Sumatra, Romain Bertrand établit un dossier libre et savant de ce qui voyage avec cette expédition branlante, mythifiée par la suite mais dont l’enquête restitue les échecs, les ridicules comme les possibles oubliés. Romain Bertrand reprend nombre de ses thèmes de recherche dans une enquête qui ouvre vers d’autres intelligences de phénomènes complexes.

Romain Bertrand | Les grandes déconvenues. La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier. Seuil, coll. « L’univers historique », 384 p., 24,50 €

Conclusion du livre : « La légende n’est plus le chant des vainqueurs. Tout juste l’alibi des perdants. » L’historien enquêteur, débusquant la légende, lève l’alibi : les découvreurs du XVIe siècle et la légende qu’édifia pour eux le XIXsont détestables. Jean et Raoul Parmentier, si souvent dépeints comme des poètes capitaines avides de savoir et d’aventure, doivent être compris autrement : pirates et marchands assez peu recommandables, notables d’une haute société dieppoise assez peu estimable, poètes assez peu admirables, dirigeants assez peu raisonnables. Les grandes découvertes ne se comprennent plus que comme de grandes déconvenues.

Le livre parcourt avec virtuosité de nombreuses dimensions de cette société dieppoise ouverte sur la mer à l’ouest, sur l’hinterland et le pouvoir royal à l’est. L’ouverture sur la mer, depuis le XVe siècle au moins, est synonyme de brigandage et de piraterie pour ces navires conçus autant pour le commerce que pour les rapines par ceux qui les arment et les conduisent. Le fameux Jean Ango, archétype du « bourgeois de la nef » célébré par tout un roman historique qui en fait le parangon de la Renaissance normande, rayonnant depuis son manoir cauchois, est dépeint ici sous les traits d’un arriviste ne reculant devant aucune bassesse pour s’installer durablement dans la haute société locale : de la pêche aux harengs aux offices royaux en passant par les stratégies matrimoniales les plus classiques, le portrait d’Ango est un modèle de repentir pictural, par lequel les peintres reprennent le tableau ancien. Tableau d’historien repenti pour en donner à voir une réalité oubliée, la modernité triomphale des Occidentaux est d’une bassesse confondante. De ce tableau émerge la possibilité de reprendre en miroir celui des sociétés insulindiennes qui occupent la dernière partie du livre : avec des Dieppois si peu dégourdis, sans doute doit-on reprendre l’étude des sociétés qu’ils ont décrites sans les comprendre.

La fameuse Histoire à parts égales (2011) avec laquelle Romain Bertrand s’était imposé comme un historien important de cette première mondialisation est donc encore à l’œuvre dans Les grandes déconvenues. Il s’agit de traquer cette égalité des parts – points de vue, sources, imaginaires – à chaque instant de l’enquête, par toute une éthique et une pratique d’historien, qui joue sur les distances, les comparaisons, les hypothèses, la littérature même, pour échafauder la possibilité d’un rééquilibrage de l’histoire. Le plus marquant dans l’ouvrage est sans doute la multiplication des domaines fouillés en profondeur pour donner à comprendre ce non-événement d’une expédition dont on comprend qu’elle fut un échec à tous égards. L’étude des activités poétiques de Jean Parmentier occupe ainsi de nombreuses pages visant à contextualiser ce travail pour en montrer la portée plus réelle. Jean Parmentier était poète de son époque, celle que dominent encore les Grands Rhétoriqueurs sur le plan esthétique, et où le métier de poète normand impose de participer aux nombreux « Puys » de poésie, concours de poésie religieuse qui organisent l’essentiel des productions.

Romain Bertrand, Les grandes déconvenues
Chants royaux sur la Conception, couronnés au Puy de Rouen de 1519 à 1528 (1501-1600) © Source gallica.bnf.fr/BnF

Romain Bertrand souligne la condamnation mémorielle subie par cette génération de poètes au cours de la victoire de la Pléiade, quelques décennies plus tard : « Docilement rangés sous la bannière du roi et de la rime alternée, repus d’églogues et de prébendes, Ronsard et Du Bellay sont les apôtres de la start-up narration : ils relèguent aux oubliettes, dans un en-dehors félon de la langue et de la monarchie, un siècle d’expérimentations poétiques. Jean Parmentier fait partie de la charrette. » Si ce siècle poétique paraît ici cavalièrement raccourci, on comprend qu’il s’agit plutôt de montrer que l’oubli des Grands Rhétoriqueurs permet une décontextualisation du statut de poète des années 1520, condition d’une narration à venir du capitaine poète romantique dont on chercha, bien plus tard, à constituer la légende pour Parmentier. Si l’on oublie que ces poètes des Puys dont se réclamait Parmentier étaient avant tout des « adeptes de la rime contournée », enchaînant les métaphores éculées et obséquieuses, on peut commencer à édifier l’image d’un capitaine Nemo renaissant épris de beauté et d’altérité. Tout le grotesque de certaines scènes qu’on raconte depuis des siècles réapparaît alors en pleine lumière, comme ce capitaine s’adressant en décasyllabes à son équipage qu’a épuisé un voyage mal conçu. L’ignorance conditionne bien évidemment le mythe.

Piètres vers, piteux capitaines, petits théologiens qui traversent des mers incomprises pour échouer à trouver une richesse inexistante. L’expédition ne ramena de Sumatra que peu de chose, pour ainsi dire rien. Romain Bertrand accable armateurs et voyageurs de ce rien dont la légende fit si grand cas, en narrant tout de l’échec total des Dieppois. À l’inverse, la restitution de la complexité de la société de Sumatra, de ses équilibres géographiques (la forêt, la ville, le littoral) et sociaux, est l’objet en dernière partie de pages souvent prodigieuses de limpidité, de précision, pour des sujets si complexes. Les références à la poésie soufie répondent aux études sur les palinods et les Puys de poésie, l’art du commerce insulindien afflige la science boiteuse du marchandage des Normands. Les parts égales font le réquisitoire de la modernité occidentale, à nouveau. Celle-ci est dénoncée, à nouveau, comme un mythe fondé sur l’ignorance d’alors, de depuis et d’aujourd’hui : « c’est sur l’ignorance du rôle productif des « collecteurs-commerçants » que s’est bâtie la conception contemporaine de la « première mondialisation » comme d’un phénomène purement urbain, lié aux « grandes civilisations ». » Plus d’ignorance et plus d’alibi.

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Retour à la conclusion : « Un temps réclamé à cor et à cri, l’héritage des Grandes Découvertes est devenu embarrassant. La « course » dans l’Atlantique, la prédation effrénée des ressources naturelles, le profit au prix de la probité, l’arrogante assurance d’appartenir au camp de la Civilisation : tout ce que les propagandistes du XIXe siècle exaltent à qui mieux-mieux dans l’histoire savamment enjolivée du vicomte de Dieppe et de ses « capitaines-poètes » dessine désormais les contours de nos détestations. » La réussite du livre tient tout entière dans sa profondeur et sa virtuosité littéraire et historique, mais elle suscite aussi un questionnement sur ce nous, qu’à la fin l’auteur lie à cette histoire si complexe par le biais de détestations communes : qui est ce nous qui déteste et quelles sont nos détestations partagées ? C’est dans cette emprise de l’histoire éprouvée aujourd’hui sur la constitution d’une communauté proprement politique que paraît se tenir aussi le projet de Romain Bertrand, à la suite de nombreux ouvrages écrits par lui, par d’autres ou avec d’autres. Il s’agit de faire jouer cette histoire des perdants sans alibi contre la légende des vainqueurs, qui continue de s’écrire et connaît beaucoup d’adeptes, dans un présent politique qui indexerait alors les enquêtes historiques à des questions de victoire ou de défaite. La modernité renaissante, à bien des égards apocalyptique, fournit une nouvelle fois une interpellation pénétrante de l’effondrement actuel, dans les contours duquel on devine le nous qui pourrait émerger depuis une histoire soucieuse de ne plus donner d’alibi à quoi que ce soit de détestable ou de médiocre.