« Simplement l’autre moitié de l’humanité qui écrivait déjà » : entretien avec Samanta Schweblin

De Borges, Julio Cortázar à Silvina Ocampo, les formes brèves ont une place privilégiée en Amérique latine. Avec son recueil Sept maisons vides, Samanta Schweblin confirme sa place singulière dans la littérature, argentine et bien au-delà, par sa manière d’explorer le quotidien, sa violence, voire son horreur, mais aussi ces moments où l’on perd pied, ouvrant à tous les possibles. Elle revient avec EaN sur sa méthode d’écriture, la place des femmes ou encore la notion de réalisme magique.

 

Samanta Schweblin | Sept maisons vides. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon. Grasset, 176 p., 18 €

En France, il y a certaines attentes sur ce qu’un écrivain latino-américain est censé écrire, comme une déclinaison du boom latino-américain, du réalisme magique, sans oublier l’esthétique ultra-violente à laquelle le continent s’associe… Comment vous situez-vous au regard de ces attentes ?

Après des années passées en Allemagne et au contact des lecteurs européens, je me rends compte que cela existe, que ce n’est pas un mythe. Trois générations après ce boom, on attend encore de nous que nous écrivions comme ces écrivains qui sont nos prédécesseurs, alors que nous sommes tout à fait à l’opposé. Pour moi, le meilleur de ce qui s’écrit aujourd’hui en Amérique latine n’a rien à voir avec le réalisme magique ou la littérature dite de la violence. 

Il semble cependant que vous continuez à écrire à partir de l’Argentine, non seulement parce que vos histoires s’y déroulent, mais aussi parce qu’il y a une sorte de positionnement géographique, presque géopolitique…

Je vis à Berlin depuis onze ans. Mais, dès que je commence à écrire, je suis en Argentine. Bien sûr, il y a des exceptions pour certains récits, comme Kentukis, qui devait se dérouler dans le monde entier. Mais, s’il n’y a pas quelque chose dans la trame qui l’exige, je continue à écrire depuis l’Argentine. Aujourd’hui, je me sens plus proche que jamais de mon pays, car lorsque je l’ai quitté, ma famille, originaire de Buenos Aires, s’est installée dans l’extrême sud, dans une ville paradisiaque où n’habite presque personne, mais qui s’avère être une Argentine beaucoup plus intéressante. En matière politique, il s’y passe des choses très fortes. C’est un endroit où il y a une guerre Mapuche, avec des luttes, même des assassinats. J’y vais deux fois par an et j’y reste plusieurs mois, et je me sens plus proche que jamais de l’Argentine. À Buenos Aires, tout cela est réduit à un bruit de fond très lointain. 

On dit aussi que le nouveau boom latino-américain est féminin. Vous en feriez partie, à l’instar des Argentines Gabriela Cabezón Cámara, Leila Guerriero, Mariana Enríquez ou l’Équatorienne Mónica Ojeda, la Mexicaine Fernanda Melchor… Comment l’expliquez-vous ?

Je voudrais ouvrir une parenthèse. Je suis toujours mal à l’aise avec le terme « boom ». Mais vous me permettez de donner une explication : le boom latino-américain était une opération commerciale, très bien réussie par Carmen Balcells, qui était l’agent littéraire des quatre ou cinq écrivains latino-américains les plus importants. Je ne lui enlève aucun mérite, car elle a tout révolutionné. 

Mais ce qui se passe aujourd’hui n’a rien à voir. Il n’y a personne derrière nous. Nous ne sommes pas un mouvement, nous sommes simplement l’autre moitié de l’humanité qui écrivait déjà, mais que personne ne publiait. Un boom disparaît, la moitié de l’humanité ne disparaît pas. Il n’y a pas de retour en arrière. Si je devais expliquer les raisons de cette visibilité soudaine, je pourrais m’appuyer sur les statistiques, qui montrent qui lit vraiment en Amérique latine (et dans la plupart des pays, les chiffres sont plus ou moins les mêmes) : entre 70 et 80 % des lecteurs sont des femmes. Donc, lorsque ces femmes, au cours des cinq ou sept dernières années, se sont réveillées, comme le montre la grande vague du féminisme qui a transformé tout le continent latino-américain, elles ont soudain réalisé qu’elles voulaient littéralement se lire elles-mêmes. Seulement, elles ont constaté que leur bibliothèque ne contenait qu’un ou deux livres de femmes. Elles ont donc commencé à lire des autrices et ont fait changer le marché. Ça a été spectaculaire et très rapide. Plus qu’un boom, plus qu’un phénomène commercial ou politique, c’est cette prise de conscience qui a réellement fait évoluer les choses. Ce n’est pas lié au fait que les femmes écrivent mieux, cela n’a même pas à voir avec nous, mais avec les femmes qui nous lisent. 

Samanta Schweblin. Sept maisons vides
Samanta Schweblin © Maximiliano Pallocchini

Pourquoi vous attachez-vous au genre de la nouvelle ?

Je me vois avant tout comme une cuentista, une nouvelliste qui échoue parfois et écrit deux cents pages de plus pour dire ce qu’elle aurait dû écrire en dix. Il y a quelque chose dans l’intensité de la nouvelle qui me fascine en tant que lectrice et c’est pourquoi je l’explore en tant qu’écrivain. Je trouve hallucinant qu’en seulement vingt minutes une histoire puisse changer ma façon de voir le monde, de me comprendre, ou même puisse influencer mes décisions. Mais ceux qui ne sont pas habitués au genre perçoivent la nouvelle comme le fragment d’une histoire plus vaste, qui les laisse sur leur faim. C’est comme s’ils lisaient un texte qui n’a pas pu aboutir à un roman, qui est resté à l’état de nouvelle, alors que c’est tout le contraire. C’est un voyage émotionnel très intense, l’évolution d’une émotion qui se déroule en quelques pages seulement. 

Dans votre œuvre, on perçoit un travail de l’intériorité, sans qu’il soit psychologisant. Nous ne connaissons les personnages que par leurs sensations, la façon dont ils occupent l’espace, et non par ce qu’ils pensent.

Je me demande toujours si j’ai vraiment autant de contrôle sur ce que j’écris. Je ne crois pas… Pour moi, ce qui est décisif, c’est ce qui se passe entre le lecteur et moi, au-delà de l’intrigue, des personnages, de ce que je veux raconter. Ma priorité absolue, c’est le lecteur. Cela peut paraître servile, parce que ce serait se plier à ses attentes, mais ce n’est pas le cas. La littérature est une danse avec le lecteur. Et ce n’est pas du tout une déclaration romantique. C’est littéral, c’est-à-dire que lorsque je lis les écrivains que j’admire le plus, je me rends compte qu’ils ne pensent pas seulement l’information qu’ils mettent sur la page, ils pensent aussi l’information qu’ils mettent dans ma tête. Lorsque j’ai une révélation, lorsque me viennent des mots et des pensées qui me sont propres, cela signifie qu’il y a un espace, un vide laissé pour moi dans le texte. Et l’auteur savait que j’allais avoir cette révélation, exactement au troisième paragraphe, entre le mot 34 et le mot 35. C’est quelque chose qui m’obsède. 

La lecture devient tridimensionnelle et quelque chose de merveilleux se produit, à savoir que l’information que le lecteur introduit est une information vitale, qui lui appartient : ce n’est pas mon information, elle lui appartient absolument. Et lorsque l’on parvient à mettre en place un matériau suffisamment vivant pour que l’autre s’en empare, et en même temps suffisamment incomplet pour que l’autre ait besoin de le compléter, le récit est créé à deux. On forme une confrérie.

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Il y a une sorte de rupture dans l’identité sociale des personnages, ils cessent de fonctionner socialement. 

Je suis contre l’idée de normalité. Il est impossible de savoir ce qui est normal, établi, ce qui est possible et ce qui est impossible. La normalité est peut-être la plus grande fiction dans laquelle nous vivons. Mes personnages transgressent précisément cet espace et réalisent qu’il est possible de traverser le miroir sans le briser, de se placer en dehors de ce qui est établi, et d’atteindre cet espace qui, vu de l’extérieur, ressemble un peu à la folie, mais où l’on trouve soudain une solution, où réside peut-être le bonheur. Nous essayons sans cesse d’appartenir à quelque chose, d’être normaux, d’être à la hauteur. Cela me fait rire de penser que toutes nos sociétés sont fondées sur l’idée de normalité, une idée sans doute encore plus ridicule que l’idée de Dieu.

Il y a ainsi une étrangeté dans votre écriture, mais elle ne répond pas au fantastique. Pour revenir à la violence, elle se fait justement plutôt silence dans vos textes, quelque chose de latent, un sentiment de grande tension. Est-ce en partie lié à la dictature en Argentine, à la violence qui s’est infiltrée dans la société ?

Oui, même si c’est difficile de le mesurer, surtout parce que je suis née en 1978, au début de la dernière dictature. Ma petite enfance s’est donc déroulée dans un environnement très étrange. Bien qu’ayant grandi dans une famille très aimante et lumineuse, lorsque je quittais la maison, tout était très sombre et inquiétant. Il y avait beaucoup de choses qui n’étaient pas dites ou expliquées, des chaînes de télévision que l’on ne regardait pas, des amis qui ne venaient plus. C’était une situation étrange, et même si l’on essayait de vous en protéger, vous finissiez par comprendre que quelque chose n’allait pas, vous assistiez à des évènements étranges dans la rue… deux hommes en voiture et une femme à l’arrière qui pleure et vous regarde par la fenêtre et vous comprenez soudain que cette femme est terrifiée. 

Contrairement à la génération de mes parents, qui a beaucoup écrit sur le procès contre la junte militaire, sur les Malouines, nous avons grandi sans savoir ce qui se passait, et même si nous n’écrivons plus sur ces sujets, à l’égard desquels notre génération éprouve une sorte de lassitude, nous les portons toujours sur nos épaules. Le lieu du fantôme est le lieu de l’absence… Mais vous avez besoin d’informations et, si vous ne les avez pas, vous les inventez et commencez à fabriquer une sorte de réponse. Il existe dans toutes mes histoires, encore aujourd’hui, une relation étroite avec le non-dit, avec l’absence, avec un langage défaillant, ce langage qui dit quelque chose, alors qu’autre chose est compris. La communication semblait échouer en permanence et subsiste comme un bruit de fond très fort. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un sentiment isolé, mais partagé, bien qu’avec une interprétation différente : Mariana Enríquez s’est orientée vers l’horreur gothique trash. Gabriela Cámara Cabezón est partie à la recherche de sa propre vérité dans ce passé qu’on ne nous a pas raconté, cette histoire qu’il a fallu réécrire parce qu’elle ne figure même pas dans nos manuels d’Histoire. Agustina Bazterrica s’est tournée vers l’utopie avec Cadavre exquis. C’est à nous de combler ce vide.