La 78e édition du Festival d’Avignon a démarré plus tôt que d’habitude du fait des Jeux Olympiques. L’État, manquant de policiers pour assurer la sécurité de la grande cérémonie parisienne, a imposé un changement de calendrier à Avignon – peu importe que la fréquentation de cette semaine soit plus faible, une partie du public devant attendre la fin de l’année scolaire.
Aussi perçoit-on une ambiance inhabituelle en remontant tranquillement début juillet l’avenue de la République, ravi du soleil si absent à Paris. On croise une foule clairsemée, il y a moins de démonstrations des troupes du Off, plus de SDF sur les trottoirs, les terrasses des cafés sont moins garnies, et surtout on sent une tension sur des visages sérieux ou dans les bribes de conversations captées ici ou là. C’est qu’un autre coup de théâtre s’est invité au festival. Son instigateur, un médiocre metteur en scène contemporain, a organisé deux tours d’élections législatives entrecoupés d’angoisses populaires, alors même que le début de la programmation se déploie autour de difficiles questions existentielles.
Tiago Rodrigues, directeur du festival, n’a pas choisi une telle coïncidence. Il a mis cette année la langue espagnole à l’honneur et continué d’inviter des metteuses en scène qui se faisaient jadis rares dans le festival. Elles présentent en ouverture des œuvres majeures : Dämon, une grande cérémonie de la performeuse espagnole Angelica Liddell. Lacrima, une tragédie de Caroline Guiela Nguyen qui avait déjà été remarquée à la 71e édition du festival, Absalon Absalon !, une éprouvante adaptation du roman de William Faulkner par Séverine Chavrier, directrice de la Comédie de Genève. Sans oublier Quichotte, monté par Gwenaël Morin avec Jeanne Balibar dans le rôle-titre, ou bien Juana, fiction de la danseuse et chorégraphe espagnole La Ribot qui livre une performance sur une musique dirigée par Asier Puga. Ou encore ce chœur de femmes ukrainiennes, biélorusses et polonaises, qui, le 9 juillet, entonnent et dansent des chants traditionnels contre la guerre sous la direction de la Polonaise Marta Gornicka, Mothers. A song for Wartime.
Au milieu de la semaine, alors que l’issue politique des élections occupe tous les esprits, une « nuit d’Avignon » est organisée dans la Cour d’honneur du Palais des papes, à l’initiative du Festival, de la Ville, d’organisations syndicales du spectacle et de beaucoup d’artistes. « Une nuit d’union, une nuit de mobilisation, une nuit populaire pour contrer l’inéluctabilité supposée de la victoire de l’extrême droite. Une nuit de force, et d’espoir. » Le soir du 4 juillet, à la sortie de la performance d’Angelica Liddell, des milliers de personnes sont regroupées devant le Palais. Il est minuit et demi et environ quatre à cinq mille personnes selon les organisateurs entreront tout au long de la nuit, pour écouter des prises de parole inquiètes, ou danser sous les mots du rappeur JoeyStarr. Et puis, le dimanche soir après un long silence, des cris ont émergé des terrasses, des éclairs de joie. Ce qui n’empêche pas les discussions immédiates sur la force maintenue du Rassemblement National et les difficultés évidentes de construction d’une alternative.
Tel un commentaire de ces élections aventureuses, un des personnages de Lacrima lance une formule d’actualité : « Le rêve ne doit pas mourir ! » Le subtil montage de situations multiples, orchestré par Caroline Guiela Nguyen en trois lieux, tient à la finesse de sa mise en scène. Nous sommes dans un atelier de couture où des rêves sont sur le point d’aboutir. La première d’atelier, Marion, voit son bonheur dans la commande par la Couronne d’Angleterre de la robe de mariée de la princesse ; Thérèse, la dentellière d’Alençon qui doit reproduire sur la traine les motifs traditionnels, y trouvera l’aboutissement d’une longue carrière et d’une tradition familiale ; tandis qu’Abdul Gani, brodeur à Mumbai en Inde, donne ses yeux à ce qu’il considère comme son dernier chef-d’œuvre. Ces rêves « professionnels » réveillent des conflits, des secrets et des haines familiales. La tragédie naît de ces multiples récits qui tiennent le spectateur en haleine, d’un lieu à l’autre, dans un décor unique plusieurs fois transformé. « Il y a plusieurs lieux en un, dit Caroline Guiela Nguyen, les coulisses sont en partie apparentes. Il y a une théâtralité de l’espace assumée. » Ce qui donne force à chaque personnage, magnifiquement campé par une distribution impressionnante, dans sa confrontation avec son rêve. L’emploi de vidéos est différent de ce qui apparait trop souvent sur les plateaux. Ici, il fait partie de la vie du personnage qui communique avec d’autres sur WhatsApp ou par écrans interposés, au point qu’à un moment cette communication peut empêcher le sauvetage de Marion en danger.
La réalité des conditions de vie et de travail des dentellières d’Alençon et des brodeurs en Inde, les meilleurs au monde paraît-il, apparaissent dans le détail sans tomber dans le reportage. On comprend l’intensité du travail et les règles imposées par la mondialisation néolibérale. Certes, la perte de la vue, les journées infinies, sont auscultées par un inspecteur du travail et un médecin pour s’assurer du respect du droit international, mais lorsqu’on s’aperçoit des transgressions on trouve des arrangements. L’évolution de la traine qu’ils doivent fournir à la princesse place les trois personnages devant des dilemmes qui mettent en question leurs rêves : vont-ils perdre leur réputation, trahir la tradition, perdre la vue ? Marion tranche et perd, Thérèse et Abdul risquent gros. Alors que d’autres intrigues se font jour, notamment la crise conjugale de Marion avec un mari jaloux particulièrement obsessionnel, ou une fille atteinte d’un mal héréditaire qui relève d’un secret de famille caché involontairement. La mémoire de ces personnages, cachée ou condensée dans l’histoire de leur métier, est devenue « une sorte de protection face à la violence du monde » jusqu’à ce que la tragédie détruise tout. Ses mécanismes mobilisent tantôt le secret familial intergénérationnel, tantôt l’ambition de la réussite ou l’orgueil du pouvoir. Ils placent chacun devant des décisions qui défient la fatalité de leur destin. Marion face à la réalisation de la commande, Thérèse et sa petite fille, Abdul et ses yeux. Ainsi, les rêves peuvent mourir.