Avignon, les élections finies (2/2)

Dès sa première semaine, la 78ème édition du Festival d’Avignon introduit des spectacles parmi les plus intéressants de la programmation de Tiago Rodrigues, qui resteront en mémoire. Les deux retenus ici provoquent, chacun à sa manière, une réflexion sur la vérité de notre présence devant la mort et sa mise en situation. Angélica Liddell reproduit le dernier scénario d’Ingmar Bergman, celui de ses obsèques, tandis que Baptiste Amann place son public face à l’énigme irrésolue d’un meurtre.


On sort de ces deux fleurons du festival plutôt désorienté, envahi de questions pas de certitudes, ce qui entre en écho avec les désarrois de notre monde. Le théâtre ne rassure plus, il interroge. Un ton que l’on retrouvera sans doute dans la seconde partie du festival, que traitera Dominique Goy-Blanquet pour En attendant Nadeau.

En revanche, la performance de la danseuse et chorégraphe espagnole La Ribot, intitulée Juana ficcion, déçoit. Elle est censée évoquer une reine de Castille dépossédée et persécutée au Siècle d’or, mais elle laisse le spectateur pantois devant ses postures, ses acrobaties et une bicyclette partagée avec son comparse peu avenant, le comédien Juan Loriente. La musique d’Asier Puga qui marie des airs baroques et des envolées contemporaines, ainsi que la scène finale ont toutefois relevé l’ensemble. Au salut traditionnel s’est substitué le défilé sur le plateau des spectateurs curieux d’observer La Ribot gisante et ensevelie dans des toiles noires.

Angélica Liddell | Dämon. El funeral de Bergman. Trad. de l’espagnol par Christilla Vasserot. Les Solitaires intempestifs, 112 p., 15 €

« Aucune catastrophe n’arrive par hasard », crie la sulfureuse performeuse espagnole, seule dans la cour d’honneur du Palais des papes. Une réponse à l’actualité ? Elle n’en dit mot. Le sol est drapé de rouge, référence à un film de Bergman, passent un nain masqué qui fixe un temps les spectateurs et un pape blanc déguisé en Jean-Paul II. Ils disparaissent. Angélica Liddell apparaît, grande brune nue drapée d’une longue chemise blanche et transparente. Elle avance un bidet et s’accroupie dos au public pour se laver le cul. La cérémonie commence. 

Durant trois quart d’heure elle arpente la scène fermée à droite par un ensemble de fauteuils roulant noirs, son pas, légèrement solennel, met en valeur son corps élancé et sa voix. Une voix forte, quelquefois criarde, scandée de courts silences, portée par un micro. Elle dit un long texte poétique comme à son habitude, une chorégraphie verbale entre le vulgaire et le sublime, l’insulte et la prière. Elle cite la lettre du pape polonais aux artistes, se réfère à des cinéastes comme Buñuel, Pasolini ou Fellini, et principalement Bergman avec qui elle cherche à explorer l’idée de la mort. Un texte radical et provoquant, souvent séduisant et lyrique. Elle s’en prend brièvement et violemment aux critiques qui ont l’habitude de la malmener.

Dämon. El funeral de Bergman
« Dämon. El funeral de Bergman », Angelica Liddell (2024) © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le public communique avec elle, on entend quelques sifflements, mais dans l’ensemble il est avec elle, il rit aux provocations. Et à la fin, l’ovationne. Nous sommes devant une méditation de l’artiste sur son œuvre. Le deuxième volet d’une trilogie dont le premier était consacré à la mort de ses parents. En Bergman, un cinéaste qui dans ses carnets souvent cités, insultait les critiques voire son public, Liddell trouve un double. Elle est fascinée dit-elle, par sa scatologie, son obscénité. En tire-t-elle l’opportunité d’une oraison funèbre de sa propre œuvre ? Peu probable.

La seconde partie du spectacle montre une véritable chorégraphie d’une vingtaine d’acteurs – des personnes âgées poussées nues sur des fauteuils roulants par de beaux jeunes hommes en costumes noirs, qui, de temps en temps, montrent leur culs, suivis de jeunes femmes toutes aussi belles et nues. « Le spectacle, souhaite-elle, prend des allures de grande cérémonie, d’un rituel de sorcellerie que l’on accomplirait pour invoquer le fantôme de Bergman. » On entend peu de texte, sinon une évocation du Songe d’August Strindberg, et un peu de musique.  On peut y voir de magnifiques images, des brancards, du pourpre, des seins fatigués. Les obsèques de Bergman sont montrées telles qu’il les a décrites dans ses carnets, simples, un cercueil de bois brut copiant la forme de celui de Jean-Paul II, une rose rouge et des prières. La voix qui braillait au début de la performance s’est adoucie, elle prie sincèrement et dans la foi. Une dimension peu connue de cette artiste croyante qui dit chercher la lumière.

D’ailleurs, quand elle évoque sa tentation de disparaître elle-même, elle s’affirme « suicidaire sans suicide » et, en invoquant le dernier scénario de Bergman, et son dämon, le dernier démon, elle n’y voit pas « celui de la mort mais celui de la vérité. » 

Baptiste Amann | Lieux communs. Actes Sud-Papiers, 158 p., 17 €

Jeune écrivain ayant reçu une formation d’acteur, intellectuel pensant le théâtre, Baptiste Amann choisit la fiction, et plus particulièrement la forme du thriller policier, pour emmener son public dans des interrogations décisives sur le « faire communauté » qu’il appelle pour dépasser les polarisations de la société et « le virilisme » destructeur. Il en distingue deux : celui « de la conquête générée par la loi de la jungle où prévaut la loi du plus fort », et celui « de défense qui s’arme dans le présupposé d’une lutte à mort et dont le dessein est de masquer toute vulnérabilité. »  Lieux communs s’en charge.

Nous sommes devant un spectacle dans le spectacle, dont on ne voit que les coulisses. Une metteuse en scène s’adresse à ses acteurs qui s’apprêtent à jouer un texte poétique rédigé par un homme considéré coupable d’un meurtre. Il a été jugé et condamné. Elle prêche la neutralité du théâtre : « militer pour que les théâtres deviennent des sanctuaires » ou des « lieux communs » avec, pour « point d’équilibre » la distinction entre « l’expérimentation » qui apprend à examiner les faits, et « la fascination » qui « fétichise et produit du fantasme ». Elle dit à propos du meurtre en question : « Je n’en démords pas, la lumière est loin d’être faite sur toute cette histoire. » Un acteur exprime sa colère : « Il a été reconnu coupable il a pris vingt ans, point ! » La divergence est évidente.

"Lieux communs", Baptiste Amann (texte et mise en scène)(2024) © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
« Lieux communs », de Baptiste Amann (2024) © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Il faut dire que le meurtre en question a sollicité les amalgames dominants. La victime est une jeune femme, fille d’un dirigeant d’extrême droite, le meurtrier un jeune noir qui a grandi dans une famille violente et qui subit le racisme ordinaire, il a fini par avouer sous la contrainte d’un policier également très violent. Féminisme, racisme, violences policières ont transformé ce fait divers en objet médiatique. Il est cité dans les discours politiques, où s’opposent les deux virilismes cités plus haut, celui des anti-racistes qui refusent les aveux extirpés, ou celui de la dénonciation féministe. Une divergence qui divise la troupe. La metteuse en scène à la recherche d’un point d’équilibre, annonce, alors que le public entre dans la salle, et que des manifestants d’extrême droite braillent dans la rue, qu’une comédienne va s’adresser au public juste avant de commencer. Son propos ne calme rien, tant elle semble fascinée par le « meurtrier » auteur du texte. Elle s’en prend au public.

La base de l’intrigue étant posée, elle se développe en trois parties sans entrer dans le récit d’un auteur omniscient. Les deux premières abordent des situations liées à l’affaire jugée, fournit des points de vue divers de personnages liés à l’affaire. Le spectateur devient témoin. Sur un plateau de télévision par exemple, on parle de Soulages, disserte sur l’art et invite une « lesbienne, gitane et féministe » qui se trouve être la compagne de la metteuse en scène du spectacle sur le meurtre. On apprend incidemment qu’elles doivent se séparer. Ou un commissariat avec interrogateur musclé et capitaine plus cool qui finit par abandonner, ils sont tous les deux partisans de la culpabilité de l’accusé, on voit comment ce dernier finit par « avouer ». Plus tard lors de la reconstitution des premiers interrogatoires juste après la mort de la jeune femme, le coupable supposé raconte une scène sadomasochiste exigée par la jeune femme : « Elle m’a demandé de l’étrangler. De la frapper. Je n’ai pas osé. Elle s’est mise en colère. Elle m’a mordu au cou et griffé dans le dos. Je l’ai saisie par la gorge pour qu’elle cesse. Alors elle s’est mise à gémir de plaisir. » Elle a fini par jouir, sortir de la chambre et sauter par la fenêtre. 

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Dans la dernière partie, les échanges entre un quinquagénaire restaurateur d’œuvres d’art et une jeune étudiante noire en stage, aboutissent à la tentation d’un baiser. Elle refuse. Et nous revoilà dans l’intrigue du procès, dans la haine qu’elle charrie. Le quinquagénaire s’avère être le frère de la victime et l’étudiante la sœur de l’accusé ! Le baiser se transforme en haine, il la chasse de chez lui. Plus tard, ils se retrouvent, se racontent leurs douleurs et les ruptures avec leur milieu après le meurtre. Ainsi, Baptiste Amann restaure, dit-il, les personnages dans leurs fonctions et les replace aux côtés du public, « ce qui transforme ce thriller en une aventure théâtrale ». Belle formule ! 

Le rythme du récit et la mise en scène subtile aux multiples points de vue, poussent à la réflexion. On ne tranche pas, mais on est pris par des questions « irrésolues ». C’est le théâtre lui-même qui est interrogé. A la fin, Caroline, la metteuse en scène du début, nous lit une lettre dans les coulisses, elle « s’autorise un impudeur » en revenant sur le to be or not to be d’Hamlet. Ayant un jour entendu un Président parler de « ceux qui ne sont rien », elle a compris que le not to be était un « être rien », un sentiment qu’elle a connu et fréquenté de près toute sa vie. Elle avoue avoir été aussitôt bouleversée quand l’accusé s’est assis devant elle, et nous dit : « Nous sommes impliqués dans cette affaire, de près ou de loin, portons au cœur la même blessure : celle de ne pouvoir entériner une vérité indiscutable ; celle de ne pouvoir nous agripper qu’à notre conviction la plus profonde au risque de nous enterrer en nous-mêmes. » Alors adoptons comme mot de la fin, cette formule énigmatique de Caroline, ou tout simplement de Baptiste Amann : « Aucune intuition ne subsiste dans l’innocence ».

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