Névé Dumas, poète trans du Québec, écrit dans une langue qui a la tonicité du muscle et la fluidité de l’eau. Si ce poème est « dégénéré », c’est pour repenser le rapport humain au monde naturel : « dégénérer l’énergie / de mes ancêtres », « l’énergie qui m’a été léguée / est recirculée dans la récession économique / des racines vives et des feux de forêt ». Ce recueil entre en résonance avec la réflexion écoféministe actuelle sur la génération, comme celle d’Émilie Hache : chercher la (ré)génération plutôt que la production.
Un tel bouleversement, pour Névé Dumas (qui s’inspire explicitement d’Audre Lorde), passe non pas par la dureté du marteau nietzschéen, mais par la fusion : « c’était un marteau pour briser le monde / que j’ai laissé fondre / quand brûla la maison du maître ». Si la mort est indissociable de la vie (comme le suggérait déjà un titre précédent du poète, Pourritures terrestres), l’amour s’étend à tout le vivant au-delà des genres et des espèces : il s’agit d’aimer physiquement le corps immense du monde et ses parcelles infimes, jusqu’aux cellules.
Ici, la vie est placée sous le signe de l’eau, qui sourd de partout, imprègne les mousses, perle au bout des herbes, irrigue la terre et les veines. Cette voix poétique a quelque chose de dé-genré : pas étonnant que la dernière page mentionne des êtres ni mâles ni femelles, l’osmonde cannelle (une fougère) et l’holobionte, être vivant qui accueille d’autres êtres vivants, à l’instar du corail ou de l’être humain.
Si le recueil n’est pas exempt de clichés sur les questions de genre et d’environnement, il a le mérite de formuler les ambiguïtés de l’Anthropocène : « ce pauvre corps contient / assez de matériel génétique / pour infecter une planète entière / nourrir un quartier / écrire plusieurs livres / renverser un gouvernement / restaurer une forêt primitive / anéantir un récif de corail / créer mille nouvelles espèces / spéculer sur les terres ». S’il ne fait aucun doute que la voix du poète cherche à se faire l’écho de nombreuses vies, la finalité du dire, au-delà de l’indéniable jouissance à nommer les espèces, n’est pas claire : du passé faut-il résolument faire table rase, « invoquer / un langage à geler les récoltes / et à incendier les granges » ? Oui, répond celle qui écrit une « prière pour être détruite ». Et pourtant elle dit aussi : « je rêve de l’instant / juste avant l’extinction / d’un vaccin contre le temps / une perle plate / et sa parole poreuse / pour figer la hausse / du niveau des mers ». Comme l’eau, « cette bienveillante cette tortionnaire / cette eau à contrecœur », la langue est imprévisible et indispensable.