Comment faire du sens avec des mots

Un petit essai et un grand classique nous rappellent que le langage, comme la pensée, est un acte vivant, créatif – « élastique ». La métaphore offre un accès privilégié au génie du langage ordinaire, que les philosophes ont parfois été tentés de réduire à un fonctionnement stéréotypé.

John Langshaw Austin | Quand dire, c’est faire. Conférences William James prononcées à l’université de Harvard en 1955. Trad. de l’anglais et introduit par Bruno Ambroise. Postface de François Recanati. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 258 p., 23,50 €
Michel Le Du | Les métaphores. Une enquête sur l’élasticité de l’esprit. Hermann, 150 p., 25 €

Les médecins parlaient autrefois d’une urine sincère. C’est par métaphore qu’on en vint à appliquer l’épithète à une personne. Aujourd’hui, c’est en qualifiant un vin de sincère qu’on fait usage d’une métaphore, indice que ce qu’est l’usage littéral d’une expression est loin d’être évident. Quid de « tomber amoureux », d’une « joute verbale » ou d’un « visage triste » (au sens d’un visage qui exprime la tristesse, puisque, à proprement parler, c’est la personne qui est triste) ? La notion de sens propre « tend à se diluer lorsque l’on examine attentivement l’emploi des mots du langage ». Le mérite du livre de Michel Le Du n’est pas seulement d’introduire la perplexité à ce sujet chez son lecteur, mais aussi d’apporter un certain nombre de clarifications, et de mettre au jour notre « exposition à des vices épistémologiques ». 

Plus que construire une théorie, il entend d’abord élaborer « une cartographie du concept de métaphore et d’autres concepts connexes recouvrant également des transferts de termes ». L’intérêt de ce travail n’est pas anecdotique, mais bien central pour la compréhension de la langue et de la pensée, clame l’auteur. Car les métaphores ont une portée cognitive, comme l’ont montré Lakoff et Johnson il y a près d’un demi-siècle : loin de se réduire à leur fonction poétique ou rhétorique, elles structurent notre manière de penser le monde. Lorsque nous disons que la discussion c’est la guerre ou que le temps c’est de l’argent, « [l]e concept est structuré métaphoriquement, de même que l’activité et par conséquent le langage sont aussi structurés métaphoriquement » (George Lakoff et Mark Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Minuit, 1985, p. 15). Explorant les conséquences de cette thèse, Michel Le Du remet la métaphore au centre du langage et d’une pensée « élastique ». 

Quoiqu’elles constituent une déviation par rapport à un usage établi, les métaphores ne sont pas déviantes, mais reflètent la vie normale de la langue. Ce sont même elles qui témoignent qu’un langage est vivant. Une attention minutieuse à leur diversité rend suspecte toute théorie unifiée de leur fonctionnement. Il est faux de dire que tout énoncé métaphorique est traduisible en une expression littérale (théorie de la substitution) ou en une comparaison (comparison view), qu’un acte mental spécifique est nécessaire pour comprendre une métaphore (théorie intuitionniste), qu’une métaphore crée une similarité, permet de percevoir un genre commun (abstraction view), ou projette sur un sujet principal une signification secondaire (théorie interactionniste). Manquer de comprendre le détail de ces articulations encourage des « va-et-vient subreptices entre signification primaire et signification secondaire » qui peuvent être source d’incompréhension et de confusion, comme c’est le cas dans certaines interprétations de la modélisation scientifique. C’est ce que souligne l’auteur dans un passionnant chapitre sur l’usage scientifique des métaphores (« Analogie et modélisation »), qui décortique la pensée des machines, l’œil interne de la conscience, la lutte pour la survie des êtres vivants, et autres images dont on oublie parfois qu’elles le sont. 

JL Austin quand dire c'est faire
Joe Biden marrying Brian Mosteller and Joe Mahshie (2016) © CC0/WikiCommons

Ce n’est pas la moindre des vertus de l’ouvrage de faire le ménage parmi les mythes et théories des métaphores. Il en reste la reconnaissance d’une hétérogénéité fondamentale du langage et des modes de signification, et du caractère composite de nos concepts. Explicitement wittgensteinien dans sa méthode et ses conclusions, l’ouvrage doit aussi beaucoup à la technique de la « phénoménologie linguistique » austinienne. C’est ce genre d’examen soutenu de la diversité des contextes et de la pluralité des exemples et des usages qui a permis à John Austin d’établir les résultats révolutionnaires exposés dans Quand dire, c’est faire – troisième livre de philosophie anglo-saxonne de l’après-guerre le plus cité au monde (après Théorie de la justice de John Rawls et La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn), rappelle son nouveau traducteur, Bruno Ambroise, dans son introduction.

« Je vous déclare mari et femme », « je te le promets » : ces énoncés ne sont ni vrais ni faux, sans pour autant être des non-sens. Austin a constaté que, obnubilés par la vérité, les philosophes ont omis de traiter ces cas où le langage n’affirme pas, mais accomplit une action. D’où son célèbre examen des « performatifs », actes de parole visant à marier, parier, excuser, maudire, etc., et la typologie des échecs possibles de ces actions : ratés, abus, mauvaises applications, inachèvements et autres « infélicités », généralement dues à une discordance entre parole et contexte. Tout autant que les performatifs, les énoncés constatifs ont une force illocutoire, c’est-à-dire font quelque chose. Austin distingue ici entre locution (production de parole), illocution (acte produit en disant quelque chose, résultant d’une convention) et perlocution (effet produit sur l’auditeur du fait d’avoir dit quelque chose). Ces distinctions (énoncés constatifs et performatifs d’une part, actes locutoires, illocutoires et perlocutoires de l’autre), dont la première semble incluse dans la seconde, ont offert à la linguistique deux de ses résultats les plus fondamentaux, et contribué à renforcer la scientificité de la discipline.

Était-il indispensable de retraduire le classique d’Austin ? C’est en réalité un autre texte qui est proposé, celui de la seconde édition de How to Do Things with Words, établie d’après un travail d’archives considérable. Le texte n’a en effet jamais été préparé pour publication par Austin, mort à quarante-huit ans sans avoir publié aucun livre. Censée restituer douze conférences données à Harvard en 1955, la première édition (parue en 1962, et en 1970 dans la traduction français de Gilles Lane) a été complétée par des notes d’auditeurs (cf. l’appendice en fin d’ouvrage) et par des brouillons couvrant une période beaucoup plus vaste, puisque Austin élabora sa pensée sur ces sujets pendant une quinzaine d’années. C’est cette version qui, depuis sa parution en 1975, fait autorité, et qu’il importait selon le traducteur d’offrir au lectorat francophone. On avouera que la nouveauté de cet état du texte réputé « plus clair, plus complet et, en même temps, plus fidèle à ce qu’a vraiment écrit Austin dans ses notes » ne sautera pas forcément aux yeux du non-spécialiste ; mais la nouvelle traduction a le mérite d’être agréable et lisible. Les choix de traduction diffèrent peu de ceux de la première édition. On relèvera que speech act est passé d’« acte de discours » à « acte de parole » et utterance d’« énonciation » à « énoncé » (par contraste avec statement, l’affirmation). Les éditeurs ont eu la bonne idée de reproduire l’excellente postface de François Recanati.