Le 9 Thermidor comme si vous y étiez

Encore un Robespierre, mais son côté pimpant, à défaut d’être innovant, est de vouloir restituer la complexité du réel, selon le parti confessé de s’adonner au pari quasiment oulipien se s’en tenir à Paris intra muros au fil des heures, et même quart d’heure par quart d’heure, du 9 Thermidor. Le pari de l’auteur n’est donc pas maigre, et il permet une lecture foisonnante, portant de brefs coups d’œil sur des personnages mineurs ou indifférents pris dans le maelstrom de décisions individuelles aléatoires pour ne pas dire aveugles.

Colin Jones | La chute de Robespierre. 24 heures dans le Paris révolutionnaire. Trad. de l’anglais par Christophe Jaquet. Fayard, 624 p., 27 €

Malgré l’identité de couverture de ce livre Fayard et du livre récent d’Antoine Boulant (Perrin, 2022) – le même portrait du héros malheureux –, le traitement de cet acmé de la culture politique française, devenu son pont aux ânes historiographique, est fort différent. En spécialiste de la Terreur et de Paris, Colin Jones jongle avec les lieux de l’action, la salle de la Convention, le Comité de salut public, la Maison commune (l’Hôtel de Ville), émanation politique des sections des 48 quartiers de Paris, outre l’île de la Cité d’où la Mairie administre la ville et voisine avec le Tribunal révolutionnaire ; au loin, à la limite de la ville, place du Trône renversé (de la Nation), on exécute les condamnés. C’est place du Carrousel et place de la Maison commune que se rassemble « le peuple de Paris », les hommes, la garde nationale issue et accompagnée ou non du monde des sections qui balancent entre la Convention nationale et la Commune de Paris. 

Cette géographie des pouvoirs détermine le besoin de liaisons et la victoire appartient à qui contrôle les émissaires et les hommes relais, à qui peut écrire et imprimer ses ordres et déclarations avec célérité pour contrôler la garde nationale, seule force armée à l’intérieur des murs de Paris. L’auteur sait poser les aléas dans la meilleure tradition qui tend à bluffer le lecteur selon les meilleures règles de la biographie anglo-saxonne, ici maintenue dans les justes bornes d’une érudition qui s’en tient aux sources. La culture politique n’est pas une supputation psychologique de roman historique ni même le post-romantisme du Friedrich Sieburg de 1936, dont le chapitre « La dernière nuit » du Robespierre permit l’indépassable passage « Et Robespierre saignait… ».

Colin Jones, La chute de Robespierre, 24 heures dans le Paris révolutionnaire
« La Nuit du 9 au 10 thermidor an II, Arrestation de Robespierre », de Jean-Joseph-François Tassaert (1796) © CC0/Musée Carnavalet

De l’histoire universitaire, l’auteur retient la bibliographie, énorme, une centaine de pages et de notes, mais, à vouloir tout embrasser, il peut commettre des erreurs très mineures pour des personnages qui n’ont connu d’autre gloire que des articles d’érudition, et la traduction par un non-historien n’atténue pas ce qui peut être ressenti parfois comme contradictoire dans les termes. La ligne de force de ce récit est que le coup de force opéré, celui de la Convention contre la Commune, fut bien des plus impréparés, du moins ce jour-là, au point de qualifier la journée de « masterclass d’improvisation politique », d’autant que les révolutions et les coups d’État se font et leurs raisons ne s’expliquent qu’après coup, et d’abondance. 

C’est bien à rebours du temps des analyses théoricistes aussi bien qu’à l’encontre de l’illusion du réel que Colin Jones se donne toute latitude pour poser l’affaire de Thermidor dans la véracité et l’évocation, qui est plus rationnelle que la description positiviste classique. Ici, les fait majeurs côtoient l’anecdote, la vie qui va ; le kaléidoscope garde en toile de fond le brouhaha confus des hommes en réunion où l’on ne cessa de s’affronter directement afin de faire du verbe une arme, plutôt que de passer à l’insurrection. Chaque figure majeure apparaît, et Barras est restitué à sa juste fonction du jour : permettre une maîtrise de l’espace, car les armes furent plus souvent brandies qu’utilisées avec pour arrière-fond le bruit des chevaux, ceux des canonniers, ceux, plus rapides, des officiers. Est restitué à sa juste valeur le poids d’agents tenus dans l’expectative, et le fameux Hanriot, le commandant de la garde nationale parisienne qui fut immédiatement déposé, arrêté, puis s’échappa pour être rattrapé, paraît bien plus brouillon et victime de son impéritie que de quelque alcoolisme. 

Chaque geste devient potentiellement décisif, même si l’on sait que les comités révolutionnaires ont virtuellement dessaisi les sections de leur pouvoir et dévitalisé le peuple « en révolution ». Il y a les rancœurs liées aux diverses ruptures et éliminations antérieures (la Gironde, les dantonistes, les hébertistes), outre les intérêts divergents devant le maximum des prix que réclament les salariés aux maigres revenus, tandis que le maximum des salaires pénalise les mêmes, du moins les ouvriers parisiens de l’armement, bien payés du fait de l’effort de guerre. Tout intervient simultanément et, au moment où la crise éclate, tout se rejoue consciemment ou pas sur un billard à plusieurs bandes.

Colin Jones, La chute de Robespierre, 24 heures dans le Paris révolutionnaire
« Comité central de salut public. L’an II. » (1796) © Gallica:BnF

On en retiendra que ceux qui veulent réviser un classique de nos grandes journées seront sensibles à une analyse qui sait poser la pratique politique de la ville dans celle du temps. Quant aux faits, ils déclinent les sentiments possibles et l’anecdote. Sans faire fi des raisons de fond, c’est bien l’incapacité de la Commune de communiquer avec les sections qui l’infériorise par rapport au Comité de salut public. Il s’en fallut donc de peu que tout échouât et que tout se résumât à un simple non-événement, de la foucade de Tallien qui coupa la parole à Robespierre et l’empêcha ainsi de reprendre la main, jusqu’au discours de Barère à midi qui asséna décisivement : « Citoyens, voulez-vous perdre en un jour six années de révolution, de sacrifices et de courage ? » et fut, lui, envoyé à toutes les sections. Cela n’ôtait rien aux causes réelles du soutien à la politique en cours et à la lassitude, ce qui fait passer un Robespierre adulé au statut de « tyran » pour s’être, entre autres facteurs, éloigné de l’Assemblée nationale élue, la Convention, et même de la direction collégiale du gouvernement, le Comité de salut public, ce qui n’a rien à voir avec la méditation intériorisée posée par Pierre Michon dans Les Onze (2009), vraie réussite littéraire mais hors-champ historiographique.. 

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Les impétrants en ce domaine, s’il en reste, seront perdus – ou fascinés – par cette façon d’approcher un moment devenu symboliquement fort, ce qui ne vaut pas explication historique, dirait Françoise Brunel dont le Thermidor, 1794. La chute de Robespierre (Complexe, 1989) reste un parfait classique et avait déjà posé, mais par l’analyse, ces 24 heures comme un « non-événement », tant les acteurs crurent presque tous continuer la Terreur, soit le fonctionnement autoritaire du gouvernement révolutionnaire. 

Le charme du défi assez dandy de vouloir raconter l’histoire « comme si on y était » tient pour beaucoup au fait d’être revenu aux rapports des sections, des 48 sections, donc de chaque quartier. Ce fut fait dès le lendemain et cela avait été commandé le jour même par Barras. Le métier d’historien qui sait ses sources se combine alors au sens du script pour téléréalité ; on y voit un découpage pour telenovela car la juxtaposition des séquences permet d’imaginer cet ensemble monumental selon de rapides et multiples travellings. Les points de vue sont ceux de la caméra, ils ne pèsent pas comme « points de vue » intellectuels, ceux du positionnement de l’auteur, parfaitement classique et pragmatique, toute adulation de mauvais aloi étant mise en sourdine. La contingence surgit ainsi des multiples fatigues d’un peuple en révolution depuis six ans et de l’incertitude des possibles, ce que le même Barère formula trois ans plus tard, à l’encontre de son discours du  jour.