Tolstoï se distingue par le rejet et l’autorité, chez lui indissolublement liés. Jeune homme, il quitte très vite l’université « parce qu’il avait décidé qu’on ne pouvait rien y apprendre » (Résurrection). Et il avait décidé en même temps de fonder et d’établir sur sa vie comme sur la vie de sa famille, et plus largement ensuite sur la vie de la société où il vivait, l’exercice de sa force d’autorité.
Avec Tolstoï, souligne Michel Aucouturier, c’est le « volo, ergo sum ». Une devise, une règle chez lui, pour lui-même et vis-à-vis des autres. Ses romans, son Journal intime et son œuvre pédagogique n’y échappent pas. De même, son extraordinaire fuite finale, cette construction de sa conclusion humaine, n’y échappe pas non plus. Il aura voulu tout maîtriser : la vie, l’écriture, la mort. Le monde ne lui fut pas donné pour qu’il le contemplât.
Tolstoï est un parfait mécanicien de la vie intérieure, de la vie créatrice et de la vie sociale ; qu’en est-il de sa vie pédagogique ? Victoire Feuillebois apporte une réponse subtile et nuancée. Elle ne se laisse pas impressionner par le Maître et rappelle ses écarts : cependant, quel maître de vie pourrait être étranger aux écarts de la vie et n’en parler que comme en biseau ? Quelle pourrait être alors la valeur de son autorité ? Comment ignorerait-il (ou pis : feindrait-il d’ignorer) les processus multiples et contradictoires d’une âme ? Comment ne pourrait-il pas les vivre dans sa chair et notre temps de chair à tous, lui compris ? Comment ne pas les avouer et les exposer ? La pensée naît en société, mais « son élaboration et son expression se font dans l’isolement » (Journal, 1er novembre 1853). Tolstoï s’intéresse « à la dialectique de l’âme » (Tchernychevski) plutôt qu’à la dialectique sociale. Il n’est pas exactement un pédagogue mais un maître à écrire et à vivre. Il rejette d’abord tout. Il déblaie. C’est le premier pas pour avancer et construire une route. C’est le principe de la vie qui fait de Maître Tolstoï un maître aussi pour les petits paysans de Iasnaïa Poliana.
On peut certainement parler pour Tolstoï d’« invention d’une écriture », comme d’écriture en perpétuelle invention d’une œuvre l’autre, mais aussi et plutôt de bricolage d’une pédagogie. Tolstoï reste créateur. Sa pédagogie ne révèle que ses mécanismes intellectuels. Elle n’est pas une fin, mais elle témoigne de la conduite de soi. Tolstoï ne fait toujours que s’enseigner pour parfaire l’écrivain qu’il est. Il n’aura jamais d’issue que la création littéraire personnelle, et n’en démord pas. Il construit moins un art d’enseigner qu’il ne poursuit, par exemple au moyen de petites fables, un art d’écrire qui tend à la simplicité, voire une extrême simplicité alors à ses yeux infailliblement porteuse de vérité.
Dans ses Fables, Tolstoï essaie bien d’entretenir et de réinventer le conte populaire, mais la ficelle est un peu grosse, l’intention trop appuyée sinon annoncée. Il y manque la fluidité de l’incertitude des jours. C’est une naïveté que l’on sent parfois davantage construite, plus qu’allant de soi. Mais il lui faut chercher et il cherche. Une attitude déjà chestovienne. Le mécontentement de soi est le moteur de sa rage d’écrire. C’est toujours l’épreuve de l’écriture, la tentation de dévier celle-ci et de se dévier. La pédagogie est encore pour lui une intrigue et les Fables une manière de tenter de renouveler sa prose. Peine perdue ici. Mais, comme Péguy, il n’aime plus les poteaux indicateurs dès qu’il les identifie : il lui faut donc chercher. Reprendre et derechef chercher.
Tolstoï est avant tout un incorrigible écrivain, et le pédagogue qu’il veut bien abriter prend toujours soin de lui rapporter son encrier.
Il est, en conséquence, légitime de se demander si Tolstoï porte réellement un projet pédagogique ou bien s’il ne serait pas plutôt dans la poursuite permanente et renouvelée d’une nouvelle manière créatrice. La pédagogie se révélant le laboratoire bien abrité, sinon secret, pour la recherche et l’exercice d’une écriture renouvelée, c’est-à-dire d’une première écriture retrouvée. La lecture de Victoire Feuillebois ouvre nombre de pistes et de questions. Polémiste, penseur ou bien pédagogue, Tolstoï reste avant tout dans la prospection de l’écriture. « Après 1880, quand il renonce à la littérature » et que « la totalité de son œuvre devient alors didactique » (Victoire Feuillebois), la littérature précisément revient en force, parce qu’elle sera toujours la planche écrite de son salut. Il suffit de rappeler son dernier grand roman (Résurrection) et surtout ses ultimes et prodigieux récits (par exemple Le Père Serge ou bien Hadji Mourat).
Tolstoï est avant tout un incorrigible écrivain, et le pédagogue qu’il veut bien abriter prend toujours soin de lui rapporter son encrier. C’est l’hommage du vassal au seigneur. L’écrivain garde le dernier mot et quel dernier mot ! À propos de la mort atroce de Hadji Mourat : « C’est cette mort que m’avait rappelée le chardon écrasé au milieu du labour. » Ce n’est pas ici une phrase mais une flamme. Le brasier créateur. Tolstoï n’a jamais entretenu et choyé qu’une pédagogie : l’écriture. Elle est chez lui une continuelle rébellion, un perpétuel inattendu. Et elle obéit à une seule loi : la vie.
« Voilà la vie, est le slogan qui définit le mieux la méthode de Tolstoï », écrit Victoire Feuillebois, « mais qui fait aussi que ses pratiques s’apparentent fort à des leçons de choses. » Et d’Histoire et d’écriture. Par ailleurs, qui a connu dans son enfance les leçons de choses a reçu les bases de la vie. L’intelligence artificielle ne les donne pas. « Maître Tolstoï » aide à comprendre tout un homme, en ses leçons de choses, ses notions morales, ses lois et pratiques créatrices, ses méthodes, fussent-elles erronées. À ceci près qu’au bout du compte Tolstoï ne se trompe jamais sur lui. Créateur, il intègre ses contradictions.
Par l’observation des seules pratiques du pédagogue, Victoire Feuillebois atteint le moteur même de l’écrivain, en son fonctionnement et sa raison d’être : « il s’agit simplement d’observer la matière foisonnante fournie par l’expérience pour essayer d’aller au-delà de son opacité ». La littérature anticipe la vie, la pédagogie l’accompagne. Celle-ci prévoit, celle-là prévient. La littérature est une médiation et un compte rendu complexe, ce que n’est (pour cette dernière part) nullement la pédagogie, qui tend au schéma. Tolstoï pédagogue ne peut écrire, là où Tolstoï écrivain ne cesse de nous enseigner. Le pédagogue et l’écrivain ont des fidélités différentes à la réalité. Mais l’un et l’autre contribuent au développement de la société, sans que le jour d’une étroite union puisse réellement se lever.
Le pédagogue se tient à l’autel même du devoir social, l’écrivain veille et vit dans une manière de retraite poreuse où rien ne lui échappe. Il suscite la flamme d’une volonté de vie que d’autres alors se chargent d’enseigner. L’écrivain entretient sa redoute ; le pédagogue sa fonction. Tous deux vivent en un même homme (Tolstoï) et nourrissent ses oppositions. Il leur arrive de deviser. Ils gardent ensemble le lien indestructible et brûlant entre l’activité spirituelle de l’homme et le monde social. Mais Tolstoï pédagogue ôte à l’artiste. « Ce que Tolstoï veut inculquer aux enfants, ce sont moins des règles abstraites que les outils qui leur permettront, à leur tour, de conquérir ce pouvoir de s’exprimer de façon marquante. » (Feuillebois) Encore qu’avec Tolstoï l’affaire se révèle toujours très compliquée. Sa passion d’enseigner n’étant pas sans écho avec son rejet passionné, parce que impossible pour lui, de l’art comme de la sexualité. Au passage, il bouscule tout, renonce tout afin de pouvoir prendre, dépouillé de tout et sans autre enseignement, le premier train de passage à la petite gare d’Astapovo.
Bien que vaincu, il meurt en Maître dans le lit de Procuste du chef de gare. Ou bien n’aura-t-il fait que rejoindre « les personnages tolstoïens » qui « prennent souvent conscience de ce qu’ils auraient dû faire de leur vie au moment où elle s’achève » ? Quelle importance ? Puisque pour nous, à chaque lecture, Tolstoï ne fait toujours que revenir et commencer, avec ses continuelles contradictions, « décidément un moteur et une maïeutique » (Victoire Feuillebois).
Tolstoï n’a jamais aimé les reculs piqués de distanciation. Surtout, bien qu’excommunié par l’Église orthodoxe, il a permis à une même écriture (déjà devenue si vivante avec Pouchkine) de nourrir toute la pensée de la Sainte Russie finissante et de se prolonger dans la Russie déclarée athée qui va suivre. Alors le réalisme tolstoïen sera canonisé : Lénine en personne n’attendra pas 1917 pour ramasser le goupillon. La maison commence-t-elle à crouler que le Parti emporte sous son bras et bonne garde les plus riches tentures. En ce qui nous regarde ici, l’action et l’œuvre pédagogiques de Tolstoï, ensemble avec l’œuvre romanesque, les Journaux et carnets, et une abondante correspondance, ont pour point central et pour but (écrire et agir étant la construction de ce dernier) le réveil spirituel et social de toutes les Russies, qui pour autant ne cessera jamais d’être pris dans des contradictions tragiques.