Les positions critiques au sujet d’Israël d’Omer Bartov et Saul Friedländer, deux historiens juifs attentifs aux tragédies contemporaines, sont bien connues (en particulier celles d’Omer Bartov, qui intervient régulièrement dans la presse américaine). Tous deux proposent deux livres, l’un consacré au passé de l’Ukraine, l’autre à l’actualité d’Israël. Deux façons de traverser un champ contemporain saturé par un usage de l’histoire hautement politisé.
Omer Bartov, connu en France pour son excellent ouvrage Anatomie d’un génocide (traduit par Marc-Olivier Bherer, éditions Plein Jour, 2021), aura fait de la ville natale de sa mère, Buczacz, petite bourgade d’une région qu’on appelle la Galicie orientale et qui est aujourd’hui en Ukraine (alors que la Galicie occidentale est en Pologne), un point d’ancrage indispensable pour approcher ce qu’on appelle aujourd’hui la Shoah par balles. On pourrait presque se réclamer soi-même de ce lieu, par une sorte de phénomène d’extension des origines, ou de fiction familiale freudienne, ou encore de ce que Marc Bloch appelait la hantise des origines : la propension à extraire du passé des explications causales, à le mettre en cause au sens propre. Pour les lecteurs qui ont des origines juives liées à ces territoires et qui ont du mal à fixer sur les cartes et dans leur esprit des lieux d’origine tour à tour polonais, turcs, ukrainiens, roumains, un point de fixation assumé avec autant de constance par un historien est une aubaine.
En réalité, pour beaucoup de Juifs dont les origines familiales sont désignées par Juifs de Bessarabie, de Podolie, de Volhynie, de Podlachie, de Galicie, c’est-à-dire par des noms qui désignent des régions qui ne correspondent pas au découpage des nations (indépendamment de la question des bouleversements que ces frontières ont subis), un désarroi identitaire sera inévitable, à moins qu’un témoignage ne vienne lui donner une tonalité particulière. Et d’ailleurs, même si le bouquet de souvenirs et de sensations qui leur aura été transmis révèle un paysage, ou les traits d’une ville, il leur restera encore à accomplir l’effort presque surhumain de faire correspondre les indications transmises à des réalités géographiques, politiques et historiques.
Une conversation avec la mère d’Omer Bartov, à la fin des années 1990, ouvre le chemin. Une amie lui avait conseillé d’interviewer ses parents, à une époque où « les gens de [sa] génération en Israël, dans leur quarantaine, s’apercevaient qu’ils ignoraient à peu près tout du monde dans lequel leurs parents avaient grandi ». Omer Bartov demande à sa mère de lui parler de son enfance, avec un enregistreur à cassettes, au cas où. À son grand étonnement, sa mère « a parlé pendant une heure et demie, guidée par quelques questions, comme si elle avait attendu toutes ces années qu’on lui mette un micro sous le nez ». Ainsi, les portes de Buczacz s’ouvrent grandes pour Omer Bartov, par ailleurs lecteur assidu de l’œuvre du Prix Nobel de littérature Shmuel Yosef Agnon, né à Buczacz et, en particulier, d’un ouvrage posthume malheureusement non traduit en français, קִרְיָה וְכָל-יֹשְׁבֵי בָהּ, titre qui signifie la cité et tous ses habitants (tiré d’un verset du livre d’Habacuc, 2,8 dans l’Ancien Testament).
Si le premier livre d’Omer Bartov s’intitulait The Erased (« Les Effacés ») et considérait l’amnésie collective de l’Ukraine moderne, Anatomie d’un génocide réparait cet oubli d’une manière remarquable. Dans un livre ultérieur, Voices on War and Genocide (Berghahn Books, 2020, non traduit) Omer Bartov rassemblait trois comptes rendus des guerres mondiales à Buczacz : ceux d’un proviseur polonais, d’un enseignant ukrainien, et d’un radio-technicien juif. Enfin, dans Contes des frontières, l’historien a ressenti le besoin de parcourir les nombreuses fictions littéraires qui, « affranchies du poids des événements et de la logique de l’histoire », nous permettent de plonger au cœur de l’identité nationale, qu’elle soit ukrainienne, polonaise ou juive, des identités considérées comme des agrégats de convictions, de récits, d’expériences, d’imagination et de réalité.
Ce que révèle le livre d’Omer Bartov, c’est que l’histoire n’est pas palpable en dehors du champ littéraire. Les Ruthènes, futurs Ukrainiens, apprennent en même temps à lire, à écrire, et à devenir des individus conscients de leurs nationalités. Le phénomène de la naissance d’un nationalisme est impossible à comprendre si on ne tient pas compte de son aspect proprement littéraire. Omer Bartov nous parle des écrivains ukrainiens qui ont jalonné le développement de la conscience nationale, comme Taras Chevtchenko, né en 1814 dans une famille de serfs et qui peut être considéré « comme l’un des prophètes de la nation ukrainienne moderne ». Il nous parle de Gogol qui écrivit Tarass Boulba en 1842 et dont le personnage-clé est directement inspiré de Bogdan Khmelnitski. Ce Cosaque zaporogue entraîna ses hommes dans une révolte contre les Polonais qui avaient colonisé les territoires des confins (confins pour les Polonais, c’est-à-dire des territoires éloignés vers le sud-est, que les Polonais ont cultivés, découpant ces terres nomades en grandes latifundas, territoires protégés par des mercenaires cosaques). Tout en se révoltant contre les Polonais, il entraîna les Ukrainiens à s’attaquer aux Juifs dans les pogromes. Dans la fiction littéraire, il y a une sorte de transparence idéologique, aisément repérable et infiniment précieuse pour comprendre que l’Histoire moderne est dans les mains de l’idéologie nationaliste. Cette expérience de Buczacz nous emmène aussi bien vers le passé que vers l’avenir et les temps présents : la situation en Ukraine, la situation en Pologne, la situation en Israël.
Israël est le sujet du journal de Saul Friedländer, grand historien du nazisme et qui fut le professeur d’Omer Bartov. Il consigne soigneusement, jour après jour, la crise politico-judiciaire de 2023 dont il aura suivi chaque épisode, jusqu’au moment où, en juillet, la Knesset interrompt ses séances. Il reprend son journal après la journée tragique du 7 octobre. Comme Omer Bartov, Saul Friedländer est un observateur critique de la situation politique. Et comme son ancien étudiant, après avoir longtemps vécu en Israël, il s’est installé aux États-Unis. Sa sagacité au sujet d’une société dont il aura observé les constantes et les bouleversements sera extrêmement précieuse aux observateurs éloignés de ce pays, puisqu’elle semble procéder d’une extériorité née à l’intérieur même d’une communauté qui peut sembler soudée, mais qui est en réalité travaillée en permanence par des fractures et des oppositions.
Saul Friedländer est arrivé en Israël par la mer. L’Altalena accoste au large de Kfar Vitkin en juin 1948, avec à son bord des rescapés des camps et des tonnes d’armes et de munitions fournies par des alliés de Menahem Begin, le chef de l’Irgoun en Palestine, mouvement terroriste clandestin de droite, combattu fermement par le Mapai, le parti des travailleurs d’Eretz Israël dirigé par Ben Gourion. Ben Gourion prend la triste initiative de tirer sur ce bateau, ce qui entraîne la mort de seize passagers. Débarquer dans un pays et se faire tirer dessus aurait pu refroidir le sionisme de Friedländer, mais il n’en est rien : « Vous connaissez sans doute cette vieille blague à propos d’un Juif qui fait naufrage et se réfugie sur une île déserte, écrit-il dans son journal. Lorsqu’on le retrouve, ses sauveteurs s’étonnent de constater qu’il a construit deux synagogues. “Pourquoi deux synagogues ?” lui demandent-ils. “L’une est pour moi, répond-il, et l’autre, je n’y mettrai jamais les pieds. » Une blague qui illustre bien cette passion de l’opposition à l’intérieur même de l’identité la plus constituée.
La critique de Friedländer sur la tentative de Netanyahou d’assujettir la Constitution à travers une réforme judiciaire est féroce. Il ne s’agit pas seulement d’une tentative de la part du Premier ministre d’échapper à la justice, mais d’une subversion démocratique. L’actuelle coalition gouvernementale « ressemble aux gouvernements d’ultra-droite de l’Europe actuelle et d’ailleurs (ceux de Hongrie, de Pologne, d’Italie, de Turquie) et son programme évoque le programme politique des Républicains d’extrême droite aux États-Unis (trumpistes) ».
Grâce à ces deux ouvrages, on comprendra que la question de l’identité ne peut être considérée qu’en tenant compte de la diversité de discours, d’idées, de mythes, de fictions qui la constitue et qui, d’une certaine manière, en prouve l’authenticité. Ces deux grands historiens nous rendent attentifs, au creux des identités, à cette pagaille de l’être dont on comprend à quel point elle est universelle.